La gauche manque d'excentricité

Humeurs d'un alterpubliciste

Par | Penseur libre |
le
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Lecture 8 min.

 C’était en juin 1999 sur RTL. Pascal Vrebos m’invite pour un débat avec les présidents de parti : Philippe Busquin (PS), Philippe Maystadt (PSC), Jacky Morael (Ecolo) et Louis Michel (PRL). C’est la veille des élections. Je suis invité en tant que publicitaire qui a soutenu quelques années auparavant, le lancement de la chaîne commerciale flamande Vlaamse Televisie Maatschapij et la campagne électorale du jeune libéral Guy Verhofstadt à la tête du VLD en 91. Pascal Delwit est invité comme politologue, il vient d’être nommé professeur et directeur du Cevipol. Chaque président de parti francophone fait son petit plaidoyer et explique sa campagne. Je me souviens de Philippe Maystadt avouant qu’il avait trouvé le slogan du PSC dans sa cuisine avec Joëlle Milquet et pourquoi pas ? J’ai bien trouvé des sujets de campagne dans la poubelle de créatifs qui n’osaient pas nous les montrer. Pascal Vrebos demande mon avis sur les campagnes.
Je lui avoue que la communication électorale me laisse sceptique. Dans l’ensemble, tout ce qui s’y dit se ressemble. Une photo, une couleur, un numéro, un nom et un slogan, c’est une fiche d’identité, pas de la communication. J’ajoute que tout cela crée plus de confusion que de conviction. Mes propos les choquent. Ils le cachent mal. Pascal Vrebos me trouve peut-être un peu radical et Pascal Delwit qui, lui, analyse tous les programmes, réussit à sauver la mise, en épinglant des différences. Mais la vérité en communication n’est pas chez l’émetteur dont le message sera décortiqué par un analyste. La vérité, c’est la perception qui se crée dans la tête de l’électeur, sa première impression. Philippe Busquin a fustigé ma méconnaissance de leur proximité avec le public via les permanences. Je les connaissais bien hélas ! Et j’ai eu la franchise de dire que les permanences étaient plus des bureaux de plaintes et de clientélisme qu’un sol nourricier de projets. Bref Pascal Vrebos ne m’a plus invité, Charles Michel m’a demandé ma carte et Jacky Morael a trouvé que j’y allais un peu fort, mais ne me donnait pas tort. Ces élections secoueront néanmoins le paysage politique belge en excluant (ouf) les catholiques du pouvoir et trois des présidents de partis seront remplacés. Mais le changement est venu du VLD en Flandres et de Guy Verhofstadt. Quelqu’un qui avait su casser les codes de la communication, 8 ans plus tôt, en étant très cash dans ses positions.

Pourquoi vous raconter ces vieux faits d’armes ? Pour deux raisons :

La première raison : rien ne change.
 Vingt ans plus tard, je me dis que rien n’a vraiment changé, ni dans les campagnes, ni dans l’attitude des présidents de partis. En Flandres, les électeurs de Verhofstadt se retrouvent nombreux autour du très libéral Bart De Wever dans son costume nationaliste. Du côté francophone, c’est comme s’ils se moquaient encore plus éperdument qu’avant du résultat des votes. Il fallait voir les présidents de partis au lendemain des dernières élections communales chez le même Pascal Vrebos : ils avaient tous gagné. Comme dit la chanson : « Non, non, rien n’a changé ; tout, tout, peut continuer… ». C’est comme s’ils n’avaient rien constaté, rien remarqué ces vingt dernières années, trop occupés sans doute par les réformes de l’état et la création de multiples bassins électoraux où fonder leurs pouvoirs, leurs alliances et, pour certains, leur allégeance.
La deuxième raison : la fragmentation. Il y a 20 ans, se lançait Internet (ça faisait déjà 10 ans, mais dans la tête des décideurs industriels ou politiques, pas encore). Je venais de remporter contre de grosses agences américaines le repositionnement et la communication d’un petit sac à dos méconnu, Eastpak. J’ai gagné ce client en faisant la première enquête internationale auprès des jeunes sur Internet grâce à un ami Geek au Canada. Plus de 12 000 jeunes sur deux continents et dans 8 pays ont répondu. Ils n’avaient pas les mêmes goûts. Mais ils avaient les mêmes motivations (notons que la connaissance des motivations ne se trouve pas dans des sondages dont nos médias et nos partis sont si friands et qui créent une couche supplémentaire de confusion). Cette étude m’a ouvert les yeux sur le web qui débutait, mais surtout sur le fait qu’il fragmentait déjà les audiences. 

Une fragmentation deux fois plus lourde en Belgique. 

Aujourd’hui, cette fragmentation est amplifiée par les réseaux sociaux dans tous les pays. J’ai écrit un livre sur le sujet, nos savoirs à l’épreuve. Ce qui est particulier à la Belgique, par contre, c’est la fragmentation accélérée et presque simultanée des institutions et organes de décision suite à  nos fameuses réformes de l’état. Ces deux processus de fragmentation dans l’électorat (les audiences) et parmi les élus (le pouvoir) a eu des effets dévastateurs. Un homme politique me disait récemment : « ce pays part en couille ». Et quand je compte 13 administrations ou ministères qui s’occupent de la personne handicapée, je me demande comment développer une vision stratégique et des passerelles vers ces gens en situation précaire. Et qu’en est-il des politiques pour l’emploi, pour le sport, pour la famille, pour la mobilité, pour l’éducation, pour la santé, la justice, etc ? C'est complexe, mon bon Monsieur. 

Cette double fragmentation sur vingt ans complexifie les choses dans un monde qui ne manque déjà pas de complexité. C'est sûr. Mais qui ose en parler ? Qui voudrait simplifier ? La complexité nécessite de l’expertise et donc des pros de la politique. Qui leur apporte un regard extérieur ? D’autres experts. Les experts en complexité, hommes politiques ou consultants, se rejoignent, se consultent et s’entendent, bien à l’écart du public. Cette double fragmentation déconnecte les gens de pouvoir des gens tout simplement. Nous finissons par ne plus parler la même langue. Alors on adopte le politiquement correct parce que si personne ne conteste l’importance des problèmes, leur complexité fait…qu’il vaut mieux en parler en des termes politiquement corrects. Or le discours politiquement correct d’aujourd’hui (ou celui qu’on me reprochait de ne pas avoir il y a 20 ans), est, en soi une fabrique de problèmes. Le discours politiquement correct préfère ne pas nommer les vrais problèmes parce qu’ils sont trop sensibles politiquement. Et ce faisant, on participe activement au statu quo voire à l’aggravation dudit problème. Résultat? Ce pays part en couille, mon bon Monsieur !

Et la gauche dans tout ça ? Politiquement correcte, hélas ! Elle navigue de plus en plus mal entre les gauchistes ( la gauche de la gauche) et la gauche au pouvoir au lieu de se concentrer sur ceux qui sont mals à droite. Elle bataille pour le pouvoir d’achat qui s’accroît chaque fois qu’une entreprise délocalise. Paradoxal. Elle n'aime pas la loi du marché, mais finit tout de même par vouloir favoriser la compétitivité, la bonne gouvernance, l’excellence, la transparence, l’efficience, la comptabilité des actes parce que c’est politiquement correct et ça donne à la gauche un ton nouveau, une image start-up, … Alors oui, on a besoin de managers pour gérer le donné et la complexité. Ce serait fou de le nier. Mais aujourd’hui, est-ce que la gauche n’est pas coupable ? N’est-ce pas elle qui devrait aller au-delà de cette gestion des données. Ce qu’il faut refuser ce ne sont pas les faits ni les données, mais les présupposés à partir desquels ces données sont produites : PIB, sondages, croissance, frontières, etc.

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Il faut poser d’autres questions à la réalité pour qu’ émerge une autre « façon commune de penser et de sentir ». C’était l’ambition de Diderot et de son encyclopédie. Hélas, aujourd’hui, avec des audiences aussi fragmentées que les médias, avec des pouvoirs aussi fragmentés que les nôtres, les coupables sont désignés : les médias et l’étatisme. Aucun populiste ne peut rêver d’un meilleur sol nourricier. Ce qui manque pour les contrer, ce sont quelques mauvaises herbes qui viennent questionner la réalité et récuser la traditionnelle gestion du donné. Ce qui manque c’est un discours visionnaire chargé d’émotion positive parce que ce n’est pas la raison qui viendra à bout des populistes, seule une émotion positive peut contrer l’émotion de la peur et ses conséquences si néfastes. Comme l'émotion que génère la plateforme citoyenne. C’est l’aspiration au bonheur  de l'humanité. C'est faire progresser l'humanité en chacun de nous plutôt que craindre l’effondrement. Le monde manque de  ces fous du roi, sans qui le roi n’est pas vraiment roi. Mais la gauche a abandonné ce rôle. C’est dommage. La gauche a plus que jamais besoin d’ex-centricité.  En attendant, en Belgique, les cartes se redistribuent entre experts comme on l’a toujours fait. C’est suicidaire. Mais oui, mon bon Monsieur. La gauche  se trompe de cible et de récit. 

 

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