Et toujours « les choses de la vie »

Les calepins

Par | Penseur libre |
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Magnifiquement interprété par Michel Piccoli, le film « Les choses de la vie » dévoile celle de Claude Sautet lui-même. Photo © Compagnie française de distribution cinématographique

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Samedi 16 mai

 Dans les processus de déconfinement progressif, on aborde l’étape périlleuse car très compliquée des rentrées scolaires. Et partout revient le même constat : les enfants paraissent délivrés, libérés. Ce sont des mots forts, que l’on emploierait dans le cas d’une fin de séquestration, de l’arrêt d’une incarcération, de l’issue d’une détention… Comment ? Ceux-là mêmes qui attendent que l’année scolaire s’achève et qui hurlent, le moment venu, « Vive les vacances ! » n’auraient donc pas perçu le confinement comme des vacances supplémentaires et seraient frustrés de ne pas pouvoir aller s’asseoir sur les bancs d’une classe où on leur impose des travaux pratiques et des instructions d’apprentissage ? Comment ? Le goût du savoir aurait donc été rogné par la prudence sanitaire ? Parmi les réflexions qui vont éclore sur l’après, il conviendra d’écouter aussi les pédiatres et les froebéliennes.

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 Cette argumentation du merveilleux dessinateur Tomi Ungerer, qui pourrait être utilisée par tous les ministres de la Culture : « S’il devait y avoir un paradis, ce serait une bibliothèque. »

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 Autrefois, dans Hara-Kiri, le professeur Choron apprenait une nouvelle touchant à l’actualité en étant amené à donner son avis sur la personnalité qui l’illustrait. Invariablement, il s’exclamait : « Qu’il crève ! ». Cette semaine, le quotidien espagnol El País publia un reportage que plusieurs autres grands journaux européens reproduisirent. Il s’agissait de montrer qu’à la suite du Covid-19, la ville de Las Vegas était totalement dévastée. Après avoir lu cet article, on a envie de se prendre pour le professeur Choron. 

Dimanche 17 mai

 « Je suis un homme de gauche. Pour le rester, je dois quitter LREM ». Ainsi s’exprime Aurélien Taché, 35 ans, député du Val d’Oise, qui était membre du PS et du cabinet du Logement dans le quinquennat de François Hollande. Quelques dizaines de députés ont réagi comme lui si bien que les macronistes ne sont plus majoritaires à l’Assemblée.

« Je suis un homme de gauche. Pour le rester, je ne suis pas candidat sur la liste LREM ». C’eût quand même été plus digne s’il avait prononcé pareille phrase il y a trois ans.

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 Qu’a-t-il donc bien pu se passer pour que l’adjectif social puisse être à ce point détourné de son sens ? Il y a déjà quelques décennies, on créa l’expression « réseaux sociaux » pour évoquer un domaine numérique réservé aux échanges d’information, vite transformé en poubelle de ragots et de délation. Voici qu’avec le confinement dû au virus, l’expression « distanciation sociale » s’est imposée alors qu’il aurait fallu parler de « distanciation physique ». La malheureuse déviance est d’autant plus regrettable que cette distanciation a mis en lumière la volonté des citoyens à préserver des relations sociales, voire à les développer malgré l’impératif de distanciation. L’homme est un animal social et cette période de confinement l’a excellemment prouvé. Il est à prévoir que des leçons de gouvernance commandent que des mesures soient prises au sortir de la crise afin de préserver la santé et la sécurité sanitaire de la population. Il faudra entreprendre des réformes sociales. Il faudra élaborer une politique plus sociale. Ce terme sera souvent sous-jacent dans les débats. Espérons qu’il pourra, cette fois, être utilisé à bon escient, et qu’il ne chiffonne point le langage des tenants de la relance économique. 

Lundi 18 mai

 C’était tout à fait inattendu : Macron et Merkel proposent de conserve une enveloppe de 500 milliards d’euros à dégager afin que les régions de l’Union les plus touchées puissent recouvrer une activité convenable. Certes, on décèlera aisément combien l’un et l’autre ont intérêt à se lancer dans un engagement aussi considérable. Mais ils se sont entendus et il faut leur donner quitus. Le couple franco-allemand a senti que l’Union européenne pouvait disparaître et il a tenu à montrer un signal fort de solidarités (avec un s …) Il faut en prendre acte sans claironner, mais sans non plus bougonner ou ronchonner. 

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On connaît les obsessions d’Emil Cioran, si bien alimentées par l’humour du désespoir.

 Dans le numéro du 1er juin 1955 de La Nouvelle Revue française, le mensuel de Gallimard, il publia un long texte, histoire commentée du peuple juif. Il était pauvre bien qu’il eût déjà, entre autres, publié « Précis de décomposition » (1949) et « Syllogismes de l’amertume » (1952), deux ouvrages qui le rendront célèbre. Le texte, dont le titre, « L’avant-garde de la solitude », reflète bien la pensée de l’auteur, fut donc sans doute une commande. Bien que l’analyse est parfois très subjective (« Chose remarquable : seul le Juif raté nous ressemble, est des ‘nôtres’ … Faut-il en déduire que l’homme est un Juif qui n’a pas abouti ?), le développement se parcourt avec l’intérêt de la découverte. Il s’y dégage en effet bien des particularismes notables, parfois déconcertants. Et puis viennent les dernières lignes où l’on retrouve du Cioran appliqué au destin de ce peuple: « …  Une solution à leur sort n’existe point. Restent les arrangements avec l’Irréparable. Jusqu’ici, ils n’ont rien trouvé de mieux. Cette situation durera jusqu’à la fin des temps. Et c’est à elle qu’ils devront la malchance de ne pas périr… » Quelques semaines avant que ce texte ne paraisse, on célébrait le dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. 

Mardi 19 mai

 Si le vieil ami Gilles Jacob relaya hier la famille de Michel Piccoli et annonça que celui-ci était mort le 12 mai, c’est évidemment pour éviter toute effusion médiatique et permettre qu’une cérémonie de funérailles ait pu s’accomplir de manière discrète ; et c’est sûrement aussi selon le vœu de l’intéressé. Une vie d’élégances jusqu’à la tombe.

 Seules donc, la presse et les chaînes de télévision peuvent à présent lui rendre hommage. Les unes balaient la somptueuse carrière du défunt ; les autres modifient leur programmation. Et bien que les premières évoquent à dessein l’éclosion d’un grand comédien dès 1963 avec « Le Mépris » que Jean-Luc Godard réalisa en adaptant le roman d’Alberto Moravia, ce film n’apparaît pas dans les grilles. Certes, les chaînes ont l’embarras du choix depuis Luis Buňuel (« Belle de jour »…) jusqu’à Nanni Moretti (« Habemus papam ») en passant bien entendu par Claude Sautet (« Les Choses de la vie » ; « Vincent, François, Paul et les autres »…) ou encore Marco Ferreri qui provoqua le plus sensationnel scandale de Cannes en 1973 avec « La Grande bouffe » que l’on ne se lasse pas de revoir. Diffuser « Le Mépris », c’était pourtant faire d’une pierre plusieurs coups, presque œuvre civique :  montrer la naissance d’un grand acteur, retrouver un cinéma littéraire si bien illustré par Jean-Luc Godard, découvrir aussi Brigitte Bardot au temps de sa splendeur. Combien de téléspectateurs ne découvriraient-ils pas toutes ces caractéristiques-là ? Il n’y a que les cinéphiles et les personnes âgées qui ont vu ce film. Quand Bardot, nue sur un lit supposé douillet, demande à Piccoli « Tu les trouves jolies mes fesses ? », on ne s’attend pas à ce que l’interpellé réponde par la négative ; et pourtant, cette scène est devenue culte dans l’histoire du cinéma. Godard l’avait réalisée dans la transparence de couleurs primaires. Tout était bouclé, le film devait partir au Festival de Venise quand le producteur américain l’arrêta. La suggestivité façon Godard, pour ces gens-là, c’est du déviationnisme intellectuel.  Il fallut intercaler une ou deux scènes de nu. Les instructions de Sam Levine étaient claires : « Je veux voir le cul de Bardot ! ». Un demi-siècle plus tard, ce comportement n’avait pas beaucoup évolué, bien au contraire. On serait en droit de se demander si Harvey Weinstein n’aurait pas plutôt clamé : « Je veux toucher le cul de Bardot ! »

Mercredi 20 mai

 L’archipel de la Nouvelle-Zélande est loin, là-bas, perdu dans le Pacifique Sud. Il ne compte que 5 millions d’habitants. Si sa capitale est Wellington, sa ville principale, Auckland, rassemble moins de 300.000 personnes. Mais la Nouvelle-Zélande fait partie du Royaume-Uni, elle constitue donc un territoire placé sous la compétence da sa gracieuse majesté britannique. Dès lors, son mode de vie et sa politique éclairent parfois certaines informations diffusées par les médias occidentaux. 

 Ceux-ci ne devraient pas rester indifférents à la personnalité de Jacinda Ardern. Cette jeune Première ministre n’a pas encore 40 ans. Elle s’est toujours efforcée de régler sa vie en conformité avec ses idées. Elle est féministe : elle abandonna lors de l’adolescence sa religion mormone à cause des positions sur l’homosexualité, elle assuma une grossesse pendant son mandat de cheffe du gouvernement. Elle est socialiste. Á 26 ans, elle partit vivre six mois à New York non pas pour parfaire ses études dans une grande école mais pour travailler dans une association organisant la soupe populaire. Elle décrocha ensuite un poste de conseillère politique dans le cabinet de Tony Blair à Londres et fut désignée présidente de l’Internationale des Jeunes socialistes. A ce titre, elle voyagea de par le monde là où le genre humain est en question : Inde, Liban, Algérie, Cisjordanie… Rentrée au pays, sollicitée par son parti afin de le conduire aux élections législatives de 2017, elle devint très populaire et réalisa un score impressionnant qui lui permit de former un gouvernement avec les verts.

 Il semble que la Nouvelle-Zélande résista bien au Covid-19. Maintenant, il importe de relancer la machine. Jacinda Ardern développe une suggestion progressiste audacieuse : elle propose de créer des jours fériés supplémentaires et d’instaurer la semaine de quatre jours (sans diminution de salaire, bien entendu) afin de stimuler les dépenses dans le domaine du tourisme et de l’hôtellerie.

 Certes, comparaison n’est pas raison. Mais les médias occidentaux devraient, de temps en temps, continuer à jeter un coup d’œil sur la manière dont évolue la Nouvelle-Zélande.

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 Un neuvième groupe s’est donc formé à l’Assemblée, amputant celui de Macron de sa majorité puisque 17 députés ont déjà quitté LREM. Le président n’est pas pour autant mis en danger. Il peut en effet compter sur le groupe centriste du MoDem. Mais cela veut donc dire que son entente avec François Bayrou devient indispensable. Tout désaccord serait fatal. Il y a bien une manière d’étançonner cette union, ce serait de nommer Bayrou à Matignon, en remplacement de Philippe. Le maire de Pau en rêve sûrement. Mais le président doit le considérer comme un vieux cheval.

Jeudi 21 mai

 L’Europe ne s’est jamais autant exprimée en anglais depuis que le Royaume-Uni la quitta. Le président du Conseil Charles Michel, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen ont pour la langue de Shakespeare un tropisme non seulement incompréhensible, mais aussi injustifiable. En effet, l’une des caractéristiques faisant l’originalité de l’Union, c’est que chacun s’exprime dans sa langue, ce qui permettait à Umberto Eco de préciser que la langue de l’Europe, « c’est la traduction ». Mais Eco est mort et Macron – qui s’exprime en anglais dès qu’il se trouve hors de ses frontières -  est bien vivant. Ce n’est pas Angela Merkel qui oublierait la belle langue de Goethe, où qu’elle soit dans le monde.

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 « Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire » chantait Aragon à Elsa, sa bien-aimée. Á l’heure où le port du masque s’impose, la bouche ne peut plus transmettre d’émotion, chaque lèvre est en quarantaine et le regard seul peut relayer le cœur.

Vendredi 22 mai

[Quand il chantait « Paris au mois de mai », Charles Aznavour s’arrangeait pour signaler au public qu’il naquit un 22 mai…]

 L’après sera peut-être différent de l’avant ; en tout cas, la loi de l’offre et de la demande n’est pas en danger d’extinction : le prix des masques devrait fort augmenter à partir de la semaine prochaine. 

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 « Ah ! vartigué, monsieur le médecin, que de lantiponnages ! » trouve-t-on chez Molière (« Le Médecin malgré lui », 1666). Les médecins d’aujourd’hui, virologues, épistémologues, ne méritent pas cette réflexion. Par contre, que de commentaires inutiles fleurissent de toutes feuilles, même les plus réputées dignes, comme celles du Monde. Ces « professeurs de certitudes » comme dit l’historien du FNRS Ran Halévy, ont trouvé dans le Covid-19 un élixir de dopage cérébral qui fatigue ou qui provoque un rire d’amertume. « Il faudra que chacun recouvre un emploi », « La pandémie doit nous permettre de réfléchir sur l’avenir de la Terre », « La situation, reconnaissons-le, est grave », « Toute la population doit en prendre conscience », etc. Les lapalissades se ramassent à la pelle.

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 Le macrocosme audiovisuel continue de rendre hommage à Michel Piccoli. Hier, la troisième chaîne de la RTBF lui consacra toute la soirée qui commençait par « Les Choses de la vie » de Claude Sautet (1970) et s’achevait par un excellent tête-à-tête avec Selim Sasson (Cinéscope, 1980) (La première chaîne de la RTBF avait déjà diffusé « Milou en mai », de Louis Malle en 1990 le soir où l’on apprit le décès). On eut droit aujourd’hui, pour clore la matinale de France Inter, à une touchante évocation par le merveilleux François Morel. Arte ne sera pas en reste. Elle diffusera également dimanche « Les Choses de la vie », et ensuite un documentaire fort renommé d’Yves Jeuland, « L’extravagant Monsieur Piccoli » (2015). Au total, on reconnaîtra que les témoignages d’estime furent bien ordonnancés. Seule parmi les grandes chaînes, TF1, toujours braquée sur les audiences avec des séries débiles, manqua son devoir. Cela dit, la quête de l’audience influença aussi les rediffusions. Ainsi, des zones importantes de la carrière de Piccoli furent complètement ignorées. Le théâtre par exemple, ou le cinéma d’auteur que le comédien ne manqua pas d’encourager. Ne serait-ce que « Themroc », film de Claude Faraldo (1973), où Piccoli posait un marchepied à la jeune bande du Café de la Gare (Coluche, Patrick Dewaere, Miou-Miou…) C’eût été une programmation audacieuse mais ô combien enrichissante…

Samedi 23 mai

 [Encore un centenaire oublié : celui de la chute de train de Paul Deschanel, à proximité de Montargis. Bien entendu, l’événement fit les choux gras des chansonniers comme des caricaturistes. Bien entendu, Georges Clemenceau prononça le mot résultant de la situation : « Il a enfin trouvé sa voie ! »  Le président de la République montra de plus en plus de signes d’égarement. Il démissionna en septembre lorsqu’on lui fit remarquer qu’il signait les décrets « Napoléon ». Comme plusieurs personnalités surréalistes (Magritte, Mariën, Scutenaire…) Deschanel était lié à la ville de Schaerbeek puisqu’il y naquit en 1855, son père, écrivain, adversaire de Napoléon III, ayant dû choisir l’exil. La plus grande ville de la Région bruxelloise possède d’ailleurs une avenue Paul Deschanel.]

 

 Une catastrophe pénalise certaines corporations et en privilégie d’autres. Ainsi, les avocats seront parmi les grands bénéficiaires. Á présent que le déconfinement érode quelque peu l’angoisse, d’autres appréhensions émergent des ardeurs recouvrées. De plus en plus de citoyens attaquent l’État en justice. Ce fut notamment le cas des détenteurs de résidences secondaires. On a vu ainsi un notaire liégeois, indigné dans son vaste bureau cossu, brandir le code civil au bord des larmes, parce qu’il ne pouvait pas se rendre dans son pavillon ardennais afin de monter ses chevaux autour de son domaine, une façon de s’aérer un peu des tâches éreintantes. Un drame humain de plus. Une quarantaine de membres de La Ligue des Droits de l’Homme attaquent le ministre de l’intérieur au motif qu’il a pris des mesures contraires à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Bref, les mécontents et les insatisfaits se dérouillent et se lâchent. Qu’on leur donne un respirateur, à présent que la réserve s’étoffe de jour en jour…

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 Une autre veine plus rentable encore pour les avocats s’est fertilisée : les divorces. Le confinement obligatoire a révélé des mésententes impossibles à escamoter. Un clin d’œil à Raymond Devos : « Quand on s’est connus, ma femme et moi, on était tellement timides tous les deux qu’on n’osait pas se regarder. Maintenant, on ne peut plus se voir. »    

 

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