Esther et Natalie

Regard hérétique

Par | Penseur libre |
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Natalie Portman: contre Netanyahu au nom des "valeurs juives". Photo © Daniel Zuchnik/WireImage

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Les cieux noircis de Gaza ont sans doute fait le bonheur des photographes de presse. Ils pourraient aussi illustrer à quel point l’horizon paraît bouché pour les Palestiniens en ce 70e anniversaire de la Nakba et de la création de l’Etat d’Israël. Une commémoration célébrée par un transfert, ne fut-ce que symbolique, de l’ambassade étasunienne de Tel-Aviv à Jérusalem. Et endeuillée par les quelque 140 morts de Gazaouis abattus par les snipers de l’armée israélienne lors des marches dites du « Droit au Retour ».

Le Monde des Livres du 6 juillet consacre deux pages à la naissance de l’Etat d’Israël, dont une entière à l’essai de Danny Trom, chercheur au CNRS : Persévérance du fait juif. Une théorie politique de la survie (EHESS/Gallimard/Seuil).

L’interview de l’auteur (par David Zerbib) qui accompagne la recension suscite diverses réflexions, notamment au sujet de l’attachement des Juifs diasporiques à l’Etat d’Israël. Une question trop peu posée, à mon sens, chez les militants de la cause palestinienne. En effet, cet attachement n’est-il pas trop souvent considéré avec un certain fatalisme ? Comme une donnée que l’on jugera certes regrettable au vu des torts faits aux Palestiniens, mais peu susceptible d’évoluer…

L’Etat-gardien

Or, Trom s’interroge sur ce lien « trop peu théorisé ». Sur cette « angoisse » qui, à chaque moment où l’Etat s’est vu – ou a été perçu comme menacé, a saisi nombre de Juifs, y compris parmi les plus aptes à se rendre compte des rapports de forces réels en jeu dans le conflit israélo-palestinien. Certes, l’on admettra avec le chercheur que cette angoisse découle d’une « expérience politique de la précarité » héritée de l’Histoire – contemporaine ou plus ancienne. Une angoisse toutefois, constate Trom, que « le rétablissement de la République et des Etats-nations après la guerre n’a pas suffi à apaiser ». Gageons que, pour ce qui est des Juifs de France, elle s’apaisera d’autant moins tant que cette République montrera son impuissance à juguler une résurgence d’actes graves d’antisémitisme.

Il y a eu, poursuit Trom, un « affaiblissement de la confiance des juifs dans l’Etat ». Déjà au XIXe siècle, l’on se rappelle l’effarement de Theodor Herzl découvrant l’Affaire Dreyfus : « si même la France, berceau des Droits de l’Homme… ». Sans parler, bien sûr, de Vichy et de sa collaboration au judéocide C’est aussi une bien « cruelle ironie du sort », rappelle Arno Mayer[1], qui a voulu que leur extermination par les nazis ait suivi un « âge d’or » des Juifs d’Europe : « si l’on tient  compte de l’intégration des Juifs et de l’amélioration radicale de leur situation en Russie soviétique et dans l’Allemagne de Weimar, écrit Mayer, on peut dire que les trente premières années du XXe siècle furent pour les Juifs d’Europe un âge d’or : jamais ils n’avaient connu si peu d’oppression, tant de portes ouvertes ».

C’est au vu de cette « expérience de précarité » qu’Israël devrait - si pas « essentiellement », comme l’écrit Trom - continuer à être aussi perçu « dans sa fonction protectrice ». Et cela même si, à l’évidence, les autorités israéliennes, mais aussi les nôtres, entretiennent une mémoire particulière de la Shoah, comme l’a magistralement démontré le professeur Enzo Traverso[2].

D.Trom qui, nous dit Le Monde, « s’efforce de bâtir une sociologie de l’expérience politique », veut faire remonter au «Livre d’Esther » [3] et aux commentaires rabbiniques qui l’ont accompagné, une tradition politique chez les Juifs de la Diaspora : la recherche d’une « protection auprès des pouvoirs politiques en échange d’une allégeance ». Les exemples abondent. Celui des Juifs proche-orientaux qui, persécutés par Byzance, feront au VIIIe siècle bon accueil aux conquérants arabo-musulmans. Celui des Juifs ibériques qui, persécutés par le royaume wisigoth d’Espagne, ouvriront les portes de leurs villes aux conquérants arabo-berbères musulmans et, en leur assurant une garnison, permettront à ces derniers d’aller plus avant dans la conquête de la Péninsule. L’on pense aussi à la situation des juifs marocains jusqu’à la mort du roi Mohamed V et même encore après la guerre de juin 1967[4].

Esther, nous conte son Livre - texte maintes fois remanié, dont la véracité historique est déniée et dont tant l’auteur que la date de rédaction sont contestés - avait pu convaincre le roi Assuerus[5], dont elle était une favorite, à renoncer au projet d’exterminer les juifs de son empire que lui avait soufflé son 1er ministre. En lieu et place, Assuerus fit exécuter le « mauvais conseiller » et ordonna la protection des juifs qui instaurèrent en mémoire de ce « miracle » la fête de Pourim

l’auteur de Persévérance… voit dans le Livre d’Esther « un traité de survie » pour les Juifs, « un substitut, nous dit-il, du traité politique dont les juifs avaient besoin pour s’orienter dans le monde de l’exil ». Dieu ne pouvant, à l’évidence, assurer à lui seul cette fonction de protection des « exilés », ces derniers se virent contraints de rechercher celle-ci auprès d’un « pouvoir intermédiaire » : l’Etat en place… La question, dès lors, juge Trom, sera la suivante : que faire quand le « roi » lui-même devient « mauvais conseiller », lorsque l’Etat, de « gardien », devient criminel ?

« Esther, reviens ! » ?

Aux deux interprétations « classiques » du sionisme – des sionismes ? – D.Trom entend donc ajouter – et rappeler - celle de cette quête de protection. Face à leurs défaillances à assurer la sécurité de « leurs » Juifs, les fondateurs du sionisme auraient cherché à remplacer les Etats « hôtes » par un « Etat-gardien » dirigé par des Juifs cette fois. L’on sait que l’ouvrage majeur de Herzl - mal traduit par L’Etat juif - appelait à un « Etat des juifs » (Judenstaat), c. à d. « pour les Juifs ». Chez le principal fondateur du sionisme politique, l’interprétation « nationalitaire » - selon laquelle le projet sioniste s’inscrivait dans le droit fil du mouvement des nationalités européens - apparaissait moins flagrante que chez ses émules : à droite (Jabotinski et ses « révisionnistes ») comme « à gauche » (Ben Gourion et le sionisme « pratique », nationaliste et socialisant). Ainsi, l’idée de ressusciter l’hébreu comme langue nationale n’effleurait pas Herzl. Libéral bon teint et, à ce titre, également imprégné de bonne conscience « civilisatrice » occidentale, celui-ci partageait encore moins la vision « messianique » et religieuse du sionisme : le « Retour après 2000 ans d’absence ». Max Nordau, compagnon de Herzl, n’hésitait pas à clamer qu’en dehors de la nécessité de trouver un refuge pour les Juifs, la Palestine n’avait pour lui qu'un « intérêt d’archéologue »…

A l’origine donc, estime Trom, le mouvement sioniste ne visait pas tant à créer un Etat-Nation qu’un « Etat- gardien », « en incorporant le modèle de protection extérieure », c. à d. celui de l’Etat « hôte » non-juif. Ce qui impliquait, ajoute-t-il, « un rapport d’indifférence relative au territoire ». Cette méfiance à l’égard « des élans idéologiques qui structurent le modèle de l’Etat-nation » (Zerbib), on la retrouve notamment chez Martin Buber – « j’ignore tout d’un Etat juif avec canons, drapeaux et médailles ! »[6] - et ses amis du Brit Shalom et de l’Ihoud. Elle sera, il est vrai, vite noyée sous les « élans » nationalistes et messianiques

Le souci de D.Trom, écrit Le Monde, est de « puiser dans la tradition le moyen de repenser en profondeur des préoccupations contemporaines brûlantes ». A la question que lui pose D. Zerbib - « quel profit les Israéliens pourraient tirer d’un retour à cette ancienne solution juive du gardien », Trom répond que le modèle de l’Etat-gardien « offre un contrepoids aux impasses de l’Etat-nation », qu’il permet – « en tant que tradition légitime dans l’histoire du peuple juif » - de « sortir de la sacralité de ta terre », ce qui permettrait « d’ouvrir des marges de négociation nouvelles ».

« Dérive fascisante »

L’« âge d’or » auquel fait référence Mayer avait, il est bon de le rappeler, favorisé au sein des communautés juives européennes un internationalisme communiste auquel on doit parmi les plus belles figures d’acteurs et de penseurs révolutionnaires.

Aujourd’hui, n’est-ce pas la « protection » dont bénéficie le judaïsme étasunien qui explique qu’une part croissante de la jeunesse juive liberal marque ses distances avec la politique menée par « Bibi » Netanyahu et la droite israélienne ? Que ce soit envers les Palestiniens ou envers les progressistes israéliens, ces derniers faisant l’objet d’attaques croissantes qui font parler Dominique Vidal de « dérive fascisante » [7] ?

Constatons aussi que B. Netanyahu lui-même juge désormais plus rentable de s’associer de plus en plus étroitement aux milieux religieux israéliens les plus conservateurs et, aux Etats-Unis, avec le « sionisme chrétien ». Un Netanyahu qui, d’autre part, « flirte », sans honte, avec une droite dure européenne qui, de Viktor Orban à l’extrême-droite néonazie ukrainienne, ne cache même plus son antisémitisme[8]. Les relations troubles nouées entre les instances gouvernementales israéliennes avec des régimes (hier, l’Argentine des généraux) ou des groupes ne cachant pas leur antisémitisme aurait depuis longtemps dû semer le doute dans l’opinion, juive et non-juive, sur l’ambiguïté de la mémoire de la Shoah qu’entretiennent les autorités israéliennes…

Posons la question : comment peut-on encore considérer l’Etat d’Israël comme un « Etat gardien » pour les Juifs du monde ? Qui s’avère aujourd’hui le « mauvais conseiller » en matière de sécurité pour les Juifs ? Il y a peu, d’aucuns pointaient du doigt l’échec du projet sioniste à assurer une sécurité pour les Juifs et constataient que les seuls Juifs qui, dans le monde, pouvaient craindre pour leur vie étaient les Juifs israéliens. Et, aujourd’hui, comment ne pas voir que c’est en grande partie la brutalité et l’intransigeance israéliennes qui donnent aux prêcheurs d’une haine raciste et imbécile les prétextes qu’ils recherchent pour encourager des égarés à s’en prendre aux Juifs partout où ils se trouvent ?

Revenons-en donc à la question de D. Trom, déjà citée :
que faire quand le « roi » lui-même devient « mauvais conseiller », lorsque l’Etat protecteur – en l’occurrence Israël, de « gardien », devient criminel ?

En refusant, en avril dernier, d’aller recevoir en Israël le Genesis Prize (que d’aucuns qualifient de « Prix Nobel israélien »), l’actrice israélo-américaine Nathalie Portman a jeté un pavé dans la mare. Déclarant que les « événements récents extrêmement éprouvants » de Gaza l’empêchaient d’assister « la conscience libre » à la cérémonie et refusant de « donner l’impression d’approuver Benyamin Netanyahu » qui devait y assister, l’actrice ajoutait : « comme de nombreux juifs dans le monde, je peux être critique des dirigeants israéliens sans vouloir boycotter l’ensemble de la nation. Mais les mauvais traitements infligés à ceux qui souffrent d’atrocités aujourd’hui ne correspondent pas à mes valeurs juives ». Ce faisant, Nathalie Portman avait déclenché en Israël, nous dit Médiapart, (27.4.18), « une tempête de haine et de désaveu ».

Tout récemment aussi, Omar Barghouti, co-fondateur de la campagne BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions), estimait pour sa part que son initiative rencontrait « un soutien croissant des jeunes juifs […] en faveur de BDS, ce qui représente une forme de solidarité avec les combat des Palestiniens pour la justice et l’égalité. Les jeunes juifs américains en particulier, qui sont très à gauche sur la plupart des questions, ne parviennent plus à réconcilier leurs valeurs juives progressistes avec celles promues aujourd’hui par Israël et le sionisme »[9].

 Cieux noirs

Dans l’éditorial du dernier numéro (n° 76) de Palestine, le bulletin  trimestriel de l’Association belgo-palestinienne/Wallonie-Bruxelles[10], Pierre Galand qualifie – avec une intonation quelque peu papale et gaullienne, il est vrai – Benyamin Netanyahu de personnage « arrogant et sûr de lui ». Le 1er ministre apparaît en effet comme emblématique de l’hubrys – cet orgueil démesuré qui, aux yeux des anciens Grecs, appelait fatalement à la punition des dieux – qui a gagné de plus en plus les dirigeants et une bonne part de la société israélienne depuis la victoire de juin 1967. Une hubrys que le transfert de l’ambassade étasunienne à Jérusalem ne peut que conforter. Et qui explique à mon sens en partie les morts de Gaza : ces « vaincus » se permettraient-ils de « gâcher la fête » ?

Cette hubrys, cette « arrogance » semblent au demeurant partagés par l’administration Trump. Le « plan » - même le terme semble inadéquat[11] – concocté par Jared Kushner, Jason Greenblatt, et David Friedman[12], apparaît non seulement comme un condensé de l’incompétence, de l’arrogance et du mercantilisme des locataires actuels de la Maison blanche, mais comme une injure éhontée faite aux Palestiniens et à l’ensemble de l’opinion arabo-musulmane. Pire, de par ses auteurs, « diasporiques » et leur implication directe à tous trois dans la colonisation des territoires, il peut être perçu au premier degré comme un véritable « complot juif »…

Si l’on constate, de plus, que ces projets américains ne semblent guère susciter d’opposition chez les « frères arabes » et bénéficient même de l’approbation discrète des puissances régionales que sont l’Arabie saoudite et les Emirats ; si l’on observe les relations basées sur une realpolitik bien comprise de part et d’autre qu’Israël entretient avec la Russie de Poutine[13], et si l’on constate, enfin, que l’Union européenne ne fait guère mine de vouloir se distancier de l’alignement de D. Trump sur les positions les plus intransigeantes d’Israël, force est de constater que les Palestiniens apparaissent aujourd’hui, une fois encore, comme « un peuple de trop ».

Dans son interview, David Zerbib s’interrogeait sur l’impact possible sur les Israéliens de « la solution du Gardien » que le Rouleau d’Esther inspire à D.Trom. Ce n’est toutefois, à mon avis, pas du côté de ces derniers, du moins dans leur majorité, qu’il faut espérer une sortie des « impasses de l’Etat-nation » israélien. Matraqués quotidiennement par une propagande obsidionale, « en première ligne » et confortés par des indicateurs économiques plus que positifs , les Israéliens, nous rappelait récemment Charles Enderlin[14], n’accordent « aucune importance » aux événements de Gaza et approuveraient à 71% les tirs des snipers

Ne reste-t-il à espérer que seule une démarche surgissant des milieux juifs diasporiques, et particulièrement étasuniens, pourrait, à terme, convaincre une majorité d’Israéliens qu’il existe un « contrepoids » aux « impasses » nationalistes et messianiques dans lesquelles s’est enfoncé le projet sioniste ? On peut rêver… L’on doit aussi s’interroger sur les moyens dont nous disposons pour y contribuer.

Paul DELMOTTE

Professeur de Politique internationale retraité de l’IHECS

13 juillet 2018


[1] La “solution finale” dans l’Histoire, La Découverte/Poche, 1990

[2] Le passé, mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, La Fabrique, 2005

[3] Ou Rouleau d’Esther, partie de la Bible hébraïque

[5] Le nom d’Assuerus est traditionnellement attribué à Xerxès Ier, dit Le Grand (519-465 av. JC), souverain de la dynastie perse des Achéménides, parfois à son successeur Artaxerxès (465-424 av. JC). L’on se souviendra que le roi néo-babylonien Nabuchodonosor II (605-562 av. JC) avait, après avoir détruit le 1er Temple en 586 av. JC, emmené en exil à Babylone les élites du royaume de Juda. Les Perses de Cyrus II Le Grand (559-530 av. JC) mirent fin à l’empire néo-babylonien en 539 av. Ce souverain aurait autorisé les juifs exilés en Mésopotamie à rentrer à Juda et à y édifier le 2d Temple…

[6] Lire Martin Buber, Une terre et deux peuples, textes réunis par Paul Mendes-Flohr, Lieu Commun, 1985

[8] La campagne menée par le gouvernement hongrois contre le milliardaire George Soros a pris des accents nettement antisémites. Le 9 juillet dernier, Ha’aretz a fait état d’armes israéliennes « tombées entre les mains »  de la milice ukrainienne Azov, néonazie et ouvertement antisémite. Lire aussi http://revuepolitique.be/israel-et-lextreme-droite-europeenne-les-dessou...

[10] Numéro remarquable pour le dossier, riche d’informations et très pédagogique, qu’il consacre à Gaza

[12] Respectivement gendre de D. Trump, ex-conseiller juridique du business des Trump et envoyé spécial du président américain pour le Moyen-Orient et ex-spécialiste des faillites de la famille présidentielle, aujourd’hui ambassadeur des États-Unis en Israël

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[13] Cf. mon article Un nouveau Moyen-Orient, in Palestine, n° 65, juillet-août-septembre 2015

[14] Intervention à la Grande Table de France-Culture, le 17 mai

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