Péninsule arabique: la diagonale des Pharisiens

Regard hérétique

Par | Penseur libre |
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Du pétrole dans les rouages de la géopolitique. Photo © D.R.

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La couverture médiatique de la crise qui a éclaté début juin à propos du Qatar, dans le centre-est de la péninsule Arabique, contraste de façon étonnante avec le silence assourdissant de nos médias face à la tragédie qui en ravage le Sud-ouest, au Yémen.

Même si elle semble être quelque peu retombée au cours de la dernière semaine de juillet, la fièvre qui s’est emparée pendant plus d’un mois de nos journaux suite à la rupture des relations diplomatiques et à l’embargo décrété par l’Arabie saoudite, le Bahreïn et les Emirats arabes Unis contre le «vilain petit Qatar»[1] n’a pas manqué de surprendre.

Un nouveau «Sarajevo»?

Voici en effet un conflit, nourri de contentieux quasiment aussi anciens que l’existence de ses protagonistes, qui, d’emblée, fait hurler au risque de guerre – Foreign Policy l’a comparé à l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand - alors que les dits protagonistes sont tous de fidèles alliés des Etats-Unis et que ces derniers ont déployé sur leurs territoires respectifs d’importants effectifs et ressources militaires. Moyens au demeurant vitaux pour les opérations de Washington, tant en Syrie, qu’en Irak et qu’en Afghanistan.

Un conflit, rappelons-le, engagé au lendemain d’une visite à Riyad, le 21 juin, de Donald Trump. Trump dont le discours semble avoir convaincu deux hommes forts régionaux - le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman et son confrère d’Abou Dhabi et dirigeant de la fédération des Emirats, Mohammed Ben Zayed Al-Nahyan, dits MBS et MBZ - que l’heure était venue d’en finir une fois pour toutes avec les velléités d’autonomie de Doha. Et, même si leur décision a été prise à l’insu du «parrain» étasunien, l’on a là un nouvel épisode de l’incompétence bavarde du nouveau président américain, dont une fois de plus l’entourage, e. a. le Secrétaire d’Etat Rex Tillerson, a dû «recadrer» les propos boutefeux à l’égard du Qatar.

Un conflit aussi dont les raisons avancées éberluent le commun des mortels. L’Arabie saoudite, l’Egypte et les EAU accusent en effet le Qatar de «soutenir le terrorisme» (une antienne assurée d’une bonne audition dans l’opinion occidentale). A savoir celui de l’Etat islamique, d’Al-Qaïda et de sa filiale syrienne, le Front-Al-Nosra devenu le Tahrir-ash-Sham, mais aussi les Frères musulmans. Outre les abimes d’hypocrisie, on s’amuserait presque de voir Riyad imputer au Qatar des reproches qui n’ont cessé de lui être adressés. En partie à tort, il est vrai : le professeur Joas Wagemakers, de l’université d’Utrecht[2], nous rappelle combien faire de l’Arabie saoudite «la mère de Daesh» est un raccourci facile. Même s’il est indéniable que le wahhabisme saoudien partage en grande partie avec ces organisations – dont l’Etat islamique - leur idéologie salafiste, le royaume a lui-même subi des attentats du groupe d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Il est clair que l’on assiste ici à un règlement de comptes entre le wahhabisme «institutionnalisé» de Riyad et des émules jugeant cet «assagissement» intolérable et impie…

Par ailleurs, le Qatar, également wahhabite, apparaît en comparaison comme plus «ouvert» que son grand voisin. Une «ouverture» qui ne doit toutefois occulter ni la dictature et la mainmise sur l’économie de la presqu’île de la famille régnante, ni les conditions de travail infligées à ses travailleurs migrants que The Guardian a récemment assimilées à «de l’esclavage moderne», ni des relations plus que troubles avec le «terrorisme».

En effet, l’«ouverture» qatarie tient principalement, primo, à une quête effrénée d’appuis - grassement rémunérés – chez des acteurs extérieurs à la péninsule: les Etats-Unis, la France, mais aussi l’Iran. Histoire de s’assurer autant d’autonomie que possible face à l’hégémonisme du «grand frère» wahhabite. Et, secundo et liée à cette quête, une attitude fort démarquée de celle de Riyad vis-à-vis des «printemps arabes». Que ce soit en Egypte avec un soutien affirmé à l’ex-président Mohamed Morsi, en Libye ou en Syrie. La famille régnante du Qatar ne s’est en effet pas autant alarmée que celles de l’Arabie saoudite ou des Emirats face aux soulèvements populaires contre les «Pinochets arabes» (dixit François Burgat) que le monde a connus en 2011. Là où Riyad et d’autres de ses associés du Conseil de coopération du Golfe (CCG), se sont empressés d’envoyer des troupes écraser le «printemps» au Bahreïn, Doha semble avoir décidé de «prendre le train en marche» en soutenant les insurrections. Là intervient à mon sens un élément décisif du contentieux: les Frères musulmans. A l’opposé d’une fréquente tendance à les assimiler peu ou prou aux jihadistes, Les Frères et leurs proches en politique semblent en effet avoir démontré leur disposition à s’approprier le «jeu démocratique». Le Front islamique du Salut algérien hier, ensuite les partisans de Mohamed Morsi en Egypte, Ennahda aujourd’hui en Tunisie illustrent à mon sens cette évolution. Pour ce qui est du Qatar, la chercheuse algérienne Tourya Guaaybess[3] nous montre combien, du moins à ses débuts, la chaîne télévisée qatarie Al-Jazira a été «investie» par les Frères musulmans pour se faire la porte-parole des insurgés des dits «printemps». Et devenir, de ce fait la bête noire des potentats saoudiens et émiratis…

Plus, le journaliste britannique «politiquement incorrect» Robert Fisk[4] nous livre une dimension supplémentaire de la poussée de hargne contre le Qatar: celle de la compétition économique. Et cela dans un contexte où toutes les pétromonarchies du Golfe se voient affectées par la baisse des cours et poussent leurs technocrates à élaborer de nouvelles «visions» de leur avenir économique, moins liées aux hydrocarbures. Ainsi, le retournement de situation en Syrie inaugurerait une ère de reconstruction où Doha s’avère bien mieux placé. Grâce à sa diplomatie tous azimuts», le Qatar a maintenu, contrairement à l’Arabie saoudite, des «liens tranquilles» avec Damas qui, de surcroît, a à son égard une dette considérable. Le cauchemar de Riyad serait donc, selon Fisk, de voir sous peu le Qatar inonder la Syrie de ses investissements et s’y rendre maître d’une nouvelle route du pétrole du Golfe vers la Méditerranée. Tout en y élargissant son empire médiatique honni.

«Arc chiite» vs «bloc sunnite»

Ce conflit au sein du CCG est, à l’évidence, une conséquence directe des prétentions hégémoniques de Riyad. Si l’irrédentisme péninsulaire des Saoud s’était apaisé – découvertes pétrolières et vigilance britannique aidant - entre les deux guerres, ceux-ci n’ont toutefois jamais cessé de se poser en suzerains et à voir en leurs petits voisins des vassaux aux ordres. Le départ des Britanniques du Golfe, en 1971, puis la chute du Shah, en janvier 1979, avaient incité le royaume à prétendre remplacer l’Iran en tant que «gendarme du Golfe». Avec peu de succès du fait de ses faiblesses inhérentes, e. a. démographique. Ce dont Barack Obama semble avoir pris conscience en entamant un rapprochement avec Téhéran.

Conséquence de l’aventurisme de George W. Bush, le retour en force de l’Iran en Irak, puis en Syrie, a conduit le soft power saoudien à brandir la thèse d’un «arc chiite» menaçant la majorité sunnite au Proche-Orient. Thèse qui s’avère en premier lieu, analyse Clément Therme[5], un «slogan politique» des régimes sunnites autoritaires, en riposte au concept d’"axe de la résistance" (contre l’Occident et Israël) des Iraniens. Ensuite un «vecteur de stabilisation politique interne» face aux velléités de «printemps arabes». Enfin, l'anti-chiisme militant de Riyad est aussi un moyen de concurrencer sur son terrain, nous dit Pierre Conesa[6], le «défi mortel» à la légitimité religieuse des Saoud qu’est Daesh.

Une idée simple, même fausse, dit-on, "passe" plus facilement qu'une idée complexe et reflétant donc mieux les réalités. Riyad a réussi le tour de force de transformer aux yeux du monde des conflits avant tout politiques et sociaux en guerre confessionnelle. Le mythe d’une guerre fondamentale entre sunnites et chiites ne résiste en effet pas à l'examen. Comment expliquerait-il en effet - simples exemples - l’aura dont bénéficiait encore récemment le Hezbollah, chiite, dans l’ensemble du monde

arabo-musulman? Ou, jusqu’il y a peu, le soutien iranien au Hamas palestinien, sunnite?

L’on notera aussi que, face à son petit voisin wahhabite,  Riyad a préféré s’allier aux EAU, dont la minorité arabe de souche (11,5% de la population) et la dynastie au pouvoir sont sunnites, mais de rite malékite. Des EAU, encore plus virulemment hostiles aux Frères musulmans (sunnites) et qui, «puissance militaire montante du Moyen-Orient"[7], nous dit Le Monde (26-27.6.16), préfèrent - pour l’instant? - ne pas faire d’ombre à Riyad et forment le second fer de lance de la coalition qui mène la guerre au Yémen.

Sur l’autre rive

La plupart des observateurs s’accordent pour juger le soutien militaire iranien à la rébellion yéménite comme plutôt modeste. Le lancement par l’Arabie saoudite de son agression au Yémen s’inscrit donc bien dans les prétentions hégémoniques des Saoud. Fin 2014, la marche victorieuse sur Sanaa puis sur Aden des rebelles houthis, en très mauvais termes avec Riyad depuis des années et de surcroît chiites zaydites, a dû apparaître comme insupportable. Plus, alliés potentiels de l’Iran, les houthistes risquaient de prendre le royaume à revers...

L’autre guerre de la péninsule - une vraie, celle-là - déclenchée fin mars 2015 (deux ans déjà!) avec l’opération Tempête décisive, et qui a déjà fait 10.000 morts, à 60% civils, et près de 50.000 blessés, plongé 2 millions d’enfants dans une malnutrition semble par contre totalement désintéresser nos «stars du JT» et leurs confrères. Comme le note un observateur, il a fallu qu’un tir de missile soit intercepté le 27 juillet non loin de La Mecque pour que le mot «Yémen» réapparaisse dans la presse occidentale…

Pourquoi ce black-out?

Le Monde, qui ce 1er août a eu le mérite de briser quelque peu le silence médiatique, l’attribue en éditorial aux protagonistes du conflit eux-mêmes, qui ferment le pays aux journalistes. L’argument, me semble pour le moins faible. La Corée du Nord, tout aussi barricadée, ne figure-t-elle pas régulièrement en bonne place dans notre «information» ?

Il est vrai que, vu l’embargo maritime de la coalition saoudienne, le conflit au Yémen – nième «querelle d’Arabes», n’a jusqu’à présent en rien menacé les «routes du pétrole» sur lesquelles veillent jalousement des escadres occidentales et même chinoises. Et que risquerait de troubler une aggravation du conflit avec le Qatar.

Jouent sans doute aussi les «affinités» atlantistes : si B. Obama avait soutenu, sans trop de conviction, l’intervention saoudienne au Yémen, son successeur vient par contre d’apporter un soutien sans faille à Riyad. Au Yémen comme au Qatar.

Et enfin, bien sûr, il y a la loi du mort-kilomètre…

 

[1] Référence au titre de l’ouvrage, féroce envers le Qatar, de Nicolas Beau & Jacques-Marie Bourget, Fayard, 2013

[2] Moyen-Orient, n°33, janvier-mars 2017

[3] Chercheuse au «laboratoire» Communication & Politique au CNRS, in Diplomatie, n°17, novembre-décembre 2005

[4] Information Clearing House, 11.6.2017

[5] Diplomatie, n° 16, août-septembre 2013

[6] Manière de Voir, n°143, juin-juillet, 2016

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[7] Selon le Stockholm International Peace Research Institute, les EAU sont passés de la place de 16e importateur d'armes en en 2011-2015, à la 4e, "juste derrière l'Inde, la Chine et le voisin saoudien"

 

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