Back in the USSR

Zeitgeist

Par | Penseur libre |
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Films de jadis. La grande guerre patriotique, comme si c'était maintenant. C'est grâce à Larissa Chepitko.

Le nom de Larissa Chepitko, ça dit quelque chose? Il y a de fortes chances que non. Elle ne joue pas dans l'équipe de foot de la Serbie (face à la Suisse: à Kaliningad, 22 juin, 20 heures). Elle ne pousse pas à Saint-Josse-ten-Noode la liste du PS en candidate d'ouverture aux élections communales (14 octobre). Elle n'est pas assise silencieusement sur un banc en bordure d'un terrain très vague dans un roman de Peter Handke (La Baie de Personne, 1994). En fait, elle est morte et depuis un bon moment déjà, bref, elle n'est pas dans l'actu.

Je dis ça pour celles et ceux qui lisent encore des journaux (peu, me dit mon libraire) ou jettent un œil distrait au JT pour rester au fait de ce qui se passe. Je ne le dis pas pour celles et ceux qui restent des heures hypnotisés par l'écran de leur dumphone (Ⓒ) et qui ne savent donc rien de ce qui se passe hors de leur bulle.

Actu & anti-actu

Clarissa Chepitko est morte à quarante-et-un ans dans un accident de bagnole le 2 juillet 1979. Cela fera quarante ans lorsqu'on sera en 2019 mais il est fort peu probable qu'elle fasse alors l'actu sur le mode commémoratif. L'actu rétrospective aurait naturellement pu s'enclencher aussi en janvier de cette année, 2018, pour le quatre-vingtième anniversaire de sa naissance dans une petite ville d'Ukraine (URSS, à l'époque). Mon petit doigt me dit qu'aucun journal n'a saisi la fenêtre d'opportunité de cette date pour rappeler à ses lecteurs l'œuvre cinématographique puissante de cette très grande réalisatrice soviétique.

Chepitko, donc, c'est pas actu. Quoique. C'est en 2016 que Potemkine Films a sorti un double DVD avec deux de ses films. 2016, en langage journaliste, ça peut quasi être situé par un approximatif "récemment". Et puis, moi, je viens de le louer à la Médiathèque (réf. VA 1307 W002 CCD) et je viens d'en regarder un, quasi dans l'instant (un instant "récent") et si ça, c'est pas de l'actu, faudra qu'on m'explique.

Enfants du Général Hiver

Le film en question s'appelle BOCXOЖDEHИE, L'Ascension en français (c'est sous-titré) et c'est tout simplement superbe. Noir et blanc, cela va de soi. L'histoire d'un groupe de partisans (avec femmes, vieux, enfants) qui fuit la soldatesque nazie dans l'infinie vastitude du continent russe. Ils sont épuisés, ils ont faim, ils sont mal armés, ils ont froid: le Général Hiver, allié précieux pour défaire l'envahisseur n'épargne hélas pas ses propres enfants. La Russie rouge est partout blanche de neige, les arbres et buissons avec leurs bras squelettiques offrent la dérisoire protection d'un treillis dessiné à l'encre de Chine.

Parmi les combattants, deux hommes parmi les plus valides partent chercher de la nourriture. Ils vont se faire prendre. Ligotés, jetés sur un traineau, amenés dans un camp de concentration improvisé, géré par un service d'ordre mixte, milice et Wehrmacht.

Là, c'est un grand moment: l'interrogatoire par un enquêteur civil, incarnation de l'ambivalence du mal: vont-ils céder, trahir, ou résister, se taire sous la torture? On ne va pas dire. Il ne faut jamais raconter la fin. Disons juste que les dernières images se ferment sur cinq potences - parce qu'il y avait aussi une pauvre veuve, mère de trois enfants en bas d'âge, coupable de les avoir abrités, une fillette, aussi, à peine treize ans, qui s'était trouvée là où il ne fallait pas, et puis le "staroste" du coin, chef administratif de l'entité, pourquoi pas lui aussi, qui n'a pas dénoncé?

Théâtre de la cruauté

C'est d'une grande beauté. On pense à Eisenstein, à Vigo, à Lang. Dans le rôle du partisan trempé dans l'acier: Boris Plotnikov, dont le visage nimbé d'une lumière d'outre-tombe, éclatante, restera longtemps sur la rétine. Et pour incarner l'enquêteur dont le regard alterne entre douceur, inhumanité glaciale et mélancolie, Anatoli Solonitsyne, que Tarkovski avait découvert pour son Andreï Roublev (1966), acteur de la Biélorussie soviétique mort d'un cancer en 1982 à 47 ans: grand parmi les grands. Cela change de la déferlante hollywoodienne, sa propagande léchée et hygiéniste - de la mégère de bidonville à la courtisane carriériste, du clodo au voyou, du mendiant au cowboy, ils ont tous l'air d'être passés chez un coiffeur haut de gamme avant de monter sur le plateau.

Mais l'étrange et le dépaysement culturel sont ailleurs. Le film de Chepitko est de 1976 et c'est donc quelque trente ans après la Seconde Guerre mondiale qu'elle choisit de rendre à nouveau vivantes l'occupation nazie et la lutte de libération nationale. Comme si c'était hier, comme si c'était maintenant.

Dans le même temps, 1975-76, de l'autre côté du "glacis soviétique", les États-Unis quittent dans un sauve-qui-peut général Saigon, Mao tire sa révérence, Friedman reçoit le vrai-faux Prix Nobel d'économie pour services rendus au néolibéralisme triomphant et, sur les écrans, sur les étals des libraires, ce qui passe en boucle, c'est L'Aveu d'Artur London, Jaws de Spielberg, Taxi driver de Scorcese, La tentation totalitaire de Revel, La barbarie à visage humain de BHL. Entre autres. Rien n'est plus difficile que de distinguer dans l'histoire récente le significatif de l'écume. Sinon, tout de même, ce film sur les partisans, 1976... Il a du sens, un autre sens.

 

Bricabracologie

"Back in the USSR": titre d'une célèbre chanson des Beatles ouvrant l'Album Blanc (1968).

Chepitko (Shepitko en anglais): voir l'irremplaçable site non commercial IMDb, https://www.imdb.com/name/nm0791899/?ref_=nv_sr_1

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La photo de l'enquêteur (Solonitsyne) vient d'IMDb.

Le film est tiré d'une nouvelle de Vasili Bykov (1924-2003). On a une photo et quelques lignes de lui ici: http://www.sovlit.net/youngwriters/

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