Ludo, « une grande gueule ».

Street/Art

Par | Penseur libre |
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L’épithète « grande gueule » n’est évidemment pas un manque de respect, pis encore une grossièreté. C’est bien sûr, plus qu’un constat, un compliment ! Je reprends pour parler de Ludovic Verhnet aka Ludo les propos qu’il tenait dans un entretien publié par le magazine Beaux-Arts en 2017 : « Je regrette qu’on n’ait pas de grandes gueules qui provoquent, qui s’expriment un peu sur nos murs. » Somme toute, Ludo regrettait-il qu’il n’y ait pas d’autres Ludo. En cela, il a cent fois raison.

Son regret, me semble-t-il, définit assez bien son projet artistique : ouvrir sa gueule non pour faire du buzz, mais au contraire, en provoquant, ouvrir un dialogue intime entre lui, l’artiste, et « celui qui voit ».

Au risque de vous décevoir, je ne réécrirai pas une fois de plus sa biographie (tous les articles qui lui sont consacrés reprennent la même bio directement pompée sur Wikipédia !), d’abord parce que vous pouvez d’un clic la trouver et plus profondément parce qu’elle n’explique pas son travail. De plus, je me garderais bien d’avoir un avis sur toute sa production qui est d’une grande variété (collages, tableaux, installations etc.) et sur l’ensemble des sujets qu’il a abordés (par exemple son projet « co-brandind » qui est une savoureuse parodie de la publicité et une féroce critique). Je restreindrais mes observations à deux thèmes : la critique du capitalisme financier et la volonté de contrôle de la nature par l’Homme.

Bornons-nous à trois exemples : un collage de très grand format représente quatre tombes d’un cimetière. Tombes surmontées d’une plante exubérante. Les tombes sont des symboles de tombes : une dalle, une plaque affichant le symbole d’une monnaie. La livre, le dollar, le yen et l’euro, monnaies mortes (et enterrées !) constituent l’humus (voire le fumier) qui a nourri le bitcoin. Les pétales, c’est-à-dire, ce qu’on considère le plus souvent comme le plus beau dans une fleur est d’un vert « pétant ». Passons sur ce vert qui est la signature de Ludo. Ses dessins sont gris, des gris de différentes densités, jusqu’au noir et le vert, semblable au vert fluo d’un surligneur. Notons que le vert vif de Ludo n’a rien à voir avec le vert des écologistes et qu’il n’est guère utilisé pour surligner ou sou(s)ligner un détail, jugé par l’artiste comme important. C’est une couleur qui marque l’identité de son auteur. L’emploi du vert « Ludo » est une signature visuelle, un signe de reconnaissance, une palette (blanc, gris, noir, vert) qui distingue son auteur. Un peu comme le « bleu Klein », ou le « noir » de Soulages…sauf que ça n’a rien à voir !

L’image est au demeurant simple dans sa composition et son exécution ; elle est forte comme un dessin politique de presse. Elle dit que les monnaies qui régulaient les échanges internationaux sont supplantées par une nouvelle unité de compte qui autorise tous les trafics. Une image, une seule image, fait le procès d’un système monétaire international dérégulée par la spéculation. Si le discours est complexe, la composition rend aisément lisible la domination du bitcoin sur les monnaies et son pouvoir nocif. La fleur qui éclot sur des tombes est une fleur de malheur.

Le second exemple est un décalque humoristique du billet anglais de 100 € qui n’a bien sûr jamais existé (et Brexit aidant, me semble ne devoir jamais jour le jour). Nous retrouvons les grandes dimensions du précédent exemple , dimensions qui ne sont pas pour rien dans l’intérêt que peut porter un passant à une affiche. Ludo représente un billet qui reprend la composition, non des billets de 100€, mais celles des billets de 5, 10, 20 ou 50 livres. On y voit à la place du portrait de la reine Elisabeth (jeune !), un montage d’un personnage composé d’un skull et d’une tête en forme d’ananas ; les feuilles du dit végétal sortant entre cheveux et diadème royal. Cette reine morte fait face à son semblable, une tête de mort à tête d’ananas, rigolant à s’en décrocher la mâchoire ! Curieuse allégorie d’une livre sterling, mal en point, pour ne pas dire agonisante. Comme dans l’exemple précédent, une seule image symbolise une problématique monétaire (et politique).

Le troisième exemple est une toile. Vue de loin le sujet est bateau et la facture conventionnelle : un bouquet de fleurs. Peut-être des roses. Quand le regard s’attarde, il découvre que les fleurs sont des dollars américains soigneusement enroulés. Un jeu subtil des apparences. Derrière le tableau, ce qu’on nous montre (et par voie de conséquence, ce que l’on voit), c’est du fric, du profit. Nous pourrions faire un pas de plus, peut-être : sous l’étalage de la beauté, il y a des affaires de gros sous ! Voire, osons tout ! Derrière le marché de l’art, il y a de juteux profits !

La comparaison des exemples est éclairante : un même code graphique, des dessins au crayon ou au fusain, un rehaut identificatoire (le vert), pas de lettrages réduisant la polysémie des œuvres. A « celui qui voit » de parcourir seul le chemin vers la signification.

Des dessins exécutés « dans les règles de l’art », un certain classicisme dans le trait pour « exposer », violemment, une problématique complexe. Une grande économie donc pour un effet destructeur maximum.

Où d’autres artistes usent, et abusent, de l’humour, les œuvres politiques de Ludo ne se contentent pas de poser une problématique, elles nous donnent (avec art) la position tranchée de l’artiste. Soyons clair, au vu de ses œuvres nous pouvons déduire que Ludo ne porte guère le capitalisme dans son cœur, pas davantage la finance, pas davantage l’impérialisme américain.

Ludo exprime dans de nombreux dessins une vision originale des rapports qu’entretiennent l’Homme et la nature. Pour éviter une glose dont on peut faire l’économie, prenons un exemple, mais un exemple démonstratif. Dans cet exemple, nous voyons un « engin », un objet volant non identifié, qui a des traits animaux et des traits mécaniques. Il ressemble à un hélicoptère et nos inconscients d’occidentaux ont gardé dans la rétine la scène culte du film de F. F. Coppola « Apocalypse now », où l’on voit une formation serrée d’hélicoptères de combats américains envahissant le ciel et l’image, au son assourdissant de leurs rotors, superposé à la musique de La Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner. Ces images fortes ont évoqué un vol de gros insectes apportant le feu et la destruction. La métaphore est, dans le dessin de Ludo, poussée à sa limite ultime. Ce n’est pas l’hélicoptère qui ressemble à un insecte mais un insecte qui ressemble à un hélicoptère. La cabine de l’appareil et la carlingue sont constituées de pièces métalliques. On identifie les pales, les missiles, une mitrailleuse etc. Dans le même temps, on distingue des antennes d’insectes, des mandibules et une queue de scorpion. L’objet, à moins que ce soit un animal, est une hybridation monstrueuse entre des formes animales et le monde des objets. Des insectes dangereux (le frelon qui pique et le dard du scorpion) croisés avec des armes de guerre hautement sophistiquées.

Le dessin n’est pas sans évoquer la science-fiction, la fantasy, un genre littéraire dans lequel tout devient possible. L’imagination étant la seule limite de l’écrivain. Comparaison n’est pas raison et cet exemple en est une brillante illustration. Ludo ne raconte pas une histoire, il ne construit pas un récit. Il donne à voir une image d’une nature transformée par l’Homme. La technologie appliquée à la nature peut créer des monstres. Les exemples sont, hélas, innombrables ! Citons les risques introduits par les OGM ou aux conséquences de l’activité humaine sur le climat. Pour décrire le rôle inédit que joue aujourd’hui l’Homme et son économie sur la planète, certains chercheurs qualifient notre ère d’ « anthropocène". Ludo, modestement, non comme un savant mais comme un artiste, nous met en garde, de façon simple et illustrative, contre la sotte prétention de l’Homme à dominer la nature et à la transformer.

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Quatre exemples tirés d’une riche production comme une introduction à l’œuvre de Ludo. Les dessins de Ludo sont d’une grande qualité plastique, il ne faut pas être grand clerc pour le voir. Mais au-delà de leur qualité intrinsèque, ils portent un discours sur le Monde. Une condamnation sans appel des excès du libéralisme et de la finance (souvenons-nous du fameux « Mon ennemi, c’est la finance » de François Hollande), une mise en garde contre la prétention des Hommes à régir la nature.

Ludo ne dessine pas seulement pour « faire beau », il est même à 100 lieues de ces artistes qui « décorent » les rues. Grande gueule, il a des idées. Son dessin est son moyen d’expression. Il est le vecteur de ses conceptions du monde. Ludo est un artiste utile, un dessin et une conscience.

Collage.
Toile.
L'hélicoptère-scorpion.Paris.
Collage. Paris.
La transfusion de la technologie et du végétal. Collage.
Collage.
Collage. Paris.
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