Les portraits lacérés de Joachim Romain.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Une des conditions de la fabrication de l’Histoire, c’est la durée et le changement. C’est vrai de la Grande Histoire, ce n’est pas complétement faux pour l’Histoire de l’art et pour l’histoire de la peinture en particulier. La succession des mouvements artistiques est une image qui rend compte assez bien de la chronologie des œuvres, établissant les continuités et les ruptures. Les mouvements passent mais certains genres tout en se transformant subsistent. C’est le cas du portrait.

Cela ne signifie pas pour autant que tous les portraits se ressemblent mais le propos des artistes est sensiblement le même : répondre à une demande sociale de diffuser des images des puissants et en conserver des images. Les portraits étaient sculptés dans la pierre ou peints. Ils intégraient les codes de représentation en vigueur à l’époque de leur création ; codes religieux, codes culturels. Des portraits donc tous différents mais ressortissant d’un même projet.

Notre époque, en ce qui concerne l’art du portrait, a, dans la même temporalité, prolongé le genre et innové à l’intérieur du cadre académique et ses contraintes formelles. La demande sociale du « portrait ressemblant » reste forte et cela dans tous les pays. Des galeries de portraits dans les longs couloirs des luxueux sièges sociaux des sociétés multinationales, en passant par les portraits photographiques officiels de nos présidents de la République, des figures de Marianne, des portraits posés grand format des puissants du monde de la politique, de l’industrie et de la finance. Si en France, on n’a pas réussi dans la vie à 50 ans si on n’a pas une Rolex, la réussite passe par un portrait noir et blanc du studio Harcourt ! Avoir son portrait tiré par un grand photographe ou peint par un artiste de renom, est un marqueur de la richesse.

Le street art n’échappe pas au mouvement général des arts. Naturellement, dirais-je, des street artists peignent, pour répondre à des « commandes » ou pour atteindre des objectifs plastiques, des portraits « ressemblants ». D’autres, à l’intérieur du cadre formel du portrait innove. C’est le cas d’un jeune artiste, Joachim Romain, qui ne limite pas sa production au portrait mais dont l’approche du « portrait ressemblant » est d’un grand intérêt.

 

La forme actuelle des portraits de l’artiste a une histoire. Dans un premier temps, Joachim Romain, dans la rue, arrachait les affiches, espérant trouver dans une couche sédimentaire ancienne, un portrait. Un peu comme un archéologue sur un chantier de fouilles qui creuse allant du présent vers le passé. L’objectif du plasticien était précisément la découverte d’un portrait. Il est vrai que la publicité a recours abondamment aux portraits et « creuser » les couches d’affiches donne une bonne chance d’en trouver. Ces portraits quasiment mis au jour étaient, au sens littéral, découverts et entourés des morceaux des affiches déchirées et laissées en l’état. Sous les traces apparentes du « chantier » apparaissait le portrait d’un individu.

Autrement dit, autrement vu, l’artiste était celui qui faisait émerger des traces du passé. Deux dimensions se conjuguaient, les lambeaux d’affiches, des plus récentes aux plus anciennes, et le portrait, graal tant recherché, témoin d’un lointain passé.

De là, l’intérêt de Joachim Romain pour les traces du temps qui passe ; les calligraphies qui changent selon les modes, les périodes et les techniques, les couleurs qui se fanent, les signes de vieillissement de la matière, du papier jauni, du fer qui rouille, des taches laissées par l’activité des Hommes etc.

De ces créations, de ses essais et de ses échecs, Joachim Romain, a inversé l’ordre des choses. Au lieu de partir de la surface et d’aller vers « le fond », il commence par le fond et progresse vers la surface. D’abord, en fond, un print d’un portrait ou de plusieurs portraits d’une même personne. Avec grand soin, il colle des affiches anciennes qu’il lacère dans un deuxième temps, s’amusant des superpositions partielles, des inversions de sens, de rapprochements incongrus, mêlant véritables affiches et fragments de journaux, d’authentiques publicités d’époque, de prospectus, de tracts.

Il simule de cette manière des murs qui témoignent par l’accumulation des imprimés des périodes du passé. Il recouvre en partie le portrait des affiches lacérées. Ces morceaux déchirés forment des bandes de papier aux longueurs différentes et aux formes aléatoires. Toutes différentes par la surface, le volume, les typographies imprimées, les couleurs. Certaines lacérations sont relativement régulières, d’autres s’enroulent sur elles-mêmes comme des serpentins. Leurs couleurs innombrables, leur aspect, « encadrent » le portrait. Pour que l’illusion soit parfaite, l’artiste à la bombe acrylique, au feutre, ajoute des taches de couleurs, des coulures, des projections.

Une anecdote récente rend compte de la perfection de l’illusion. Au cours du dernier Festiwall, Joachim Romain avait terminé son œuvre le samedi soir alors que d’autres artistes ont prolongé leur travail le dimanche suivant. Dans la nuit du samedi au dimanche, un colleur d’affiches ne vit dans l’œuvre de l’artiste qu’un banal mur et y colla deux affiches. Il fallut l’œil averti de Marie Bambelle, le dimanche matin, pour décoller les intruses !

L’œuvre est donc l’ensemble du portrait et de son contexte. Un contexte reconstitué mêlant techniques mixtes et print, noir et blanc et couleurs, présent de la création éphémère et recréation du passé et fantasmé, harmonie chromatique entre les gris du print et les couleurs vives en contraste, opposition du print en deux dimensions et des volumes des affiches macérées.

Si le portrait est le point nodal de la composition, les affiches sont bien plus qu’une « décoration », une mise en valeur du portrait. L’artiste « traite » le visage comme les autres surfaces imprimées, comme pour éviter l’image archétypale du portrait encadré.

Si le souci plastique est évident (composition, rapport des dimensions, répétition des formes et ruptures, variété des calligraphies, des matières, des textures, des couleurs etc.), l’œuvre est aussi une image de l’écoulement du temps. Le portrait est un présent, plus précisément un instantané. Le portrait et le reste renvoient aux strates du temps.

L’intérêt des œuvres de Joachim Romain réside dans sa recherche d’inscrire le portrait, un présent figé, dans des marques belles de l’usure et du vieillissement provoquées par le temps qui passe. Il participe à une esthétisation de ces traces, non seulement il rend belles de vieilles affiches décaties mais il surprend en créant ex nihilo de fausses traces du temps passé.

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La laideur des murs lépreux, les affiches qui portent les affres des intempéries et de la destruction des Hommes, les coulées de rouille et de boue séchée sont autant de rebuts qu’on détruit. Leur laideur est étroitement liée à l’usure du temps. L’artiste inverse les valeurs et fabrique de la beauté en mêlant vrais témoignages du passé et traces du passé reconstitué.

L’œuvre est une illusion. Un tour de magie à la Houdini. Les visages portraiturés semblent surgir d’un passé lointain gardant les stigmates de leurs mises au jour. Un bien curieux projet artistique qui change notre regard sur la laideur de la Ville. Une variation sur l’art du portrait intégrant surface et volume. Des œuvres qui mélangent photographie, collage, peinture et sculpture. Vers un art total.

5 portraits, dont certains inversés, se succèdent et se chevauchent.
Imbrication des deux reproductions de photographies.
Le noir et blanc de la reproduction est intégré dans la recherche chromatique.
La signature de l'artiste semble dédier l'oeuvre à Blaise.
L'altérité, les différences des typographies, leur beauté formelle, rejoignent le travail de lettrage d'autres street artistes.
Le portrait proprement dit est souvent dans une position centrale autour de laquelle s'organise la lacération des affiches.
Mur Oberkampf, Paris.
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