El veneno : cultura chola.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Fresque Black lines, Paris. Photo : RT.

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Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été passionné par la pensée. Non pas la conscience, mais le fonctionnement de notre pensée. L’intelligence de l’intelligence. En somme, je suis fasciné par la mise à distance de nos modes de pensée. L’analyse d’une œuvre, œuvre comprise comme l’ensemble des productions d’un artiste, est un formidable objet de réflexion.

La recherche de la compréhension s’apparente à une quête, je dirais même à une enquête. Il s’agit à partir d’un corpus constitué d’œuvres plastiques de cerner et de mettre en récit, ce qu’il montre aux regardeurs et ce qu’il ne montre pas. A partir de bribes et de morceaux, faire émerger une signification globale. Au-delà de la diversité, saisir les ressorts d’une œuvre. C’est un exercice de pensée qui en vaut bien d’autres. Comprendre, « prendre avec », c’est établir des liens entre des éléments apparemment disparates et s’interroger sur la signification de ces liens.

Ceci dit de manière liminaire, il est temps de passer aux travaux pratiques.

Par hasard, j’ai fait la connaissance d’une artiste plasticienne, El veneno, qui avec beaucoup de gentillesse, m’a donné accès à ses œuvres. Ainsi, j’ai observé des fresques représentant des motards à tête de reptile, un baiser, oh combien romantique de deux amants, un chopper chevauché par un homme-lézard, des lettrages, un cocktail Molotov entouré de laine, de la même manière qu’un coupe-boulon et une bombe aérosol, un portrait de grand-mère, un de chat et une bien curieuse Vierge en prière à tête de chat.

Ces œuvres fort diverses ont des points communs : elles conjuguent souvent le dessin et le lettrage, les fresques et les linogravures privilégient les contrastes forts (noir sur blanc, noir sur or), leurs décors sans être les mêmes sont comparables. Sur le fond, elles renvoient le plus souvent à la violence (inscription « Rebel », moto américaine des gangs, cocktail incendiaire etc.). 

Autre indice, le blaze de l’artiste : El veneno. « Le venin », l’artiste justifie le choix de son blaze par la métaphore entre le venin qui se répand dans l’ensemble du corps et la diffusion des œuvres d’art. El veneno est française, née en Bretagne et réside à Nantes. Je pense que la métaphore doit être précisée. C’est à mon sens, celle du serpent qui mord et dont le venin tue. Une association de la violence de l’agression et de la mort.

Choisir comme blaze un nom masculin pour une jeune femme, charmante au demeurant, est étrange. Elle l’explique par le fait d’avoir évolué souvent dans des milieux très masculins. C’est une manière de présenter ses œuvres, et non pas elle-même, comme l’œuvre d’un homme. Retenons cette volonté d’El veneno de ne pas être réduite à son genre. J’y vois surtout la création d’une identité calquée sur celle des hors-la-loi mexicains. J’en fournirais quatre exemples : Edgar Valdez Villareal alias "La Barbie", Joaquín Archivaldo Guzmán Loera alias "El Chapo", Osiel Cárdenas alias "El Mata Amigos", Alfredo Beltrán Leyva alias "El Mochomo".

Sa biographie explique la référence explicite au milieu des narcos et autres bandits mexicains : « (Le Mexique est un) pays qui m'inspire énormément et dont j’en suis tombée amoureuse. J’ai travaillé également pendant deux ans avec les détenus de la prison pour hommes de Oaxaca et à l’atelier se trouvant au cœur de la prison, El taller Grafica Siqueiros ».

Nous y voilà, El veneno a passé de nombreuses années au Mexique et y a travaillé avec des prisonniers, des « cholos ». Ce mot « peut signifier n'importe quoi de son sens originel en tant que personne ayant un parent amérindien ou un parent métis, "gangster" au Mexique, une insulte dans certains sud-américains pays (semblable au chulo en Espagne) ». [1]

Au Mexique les cholos sont des hommes et des femmes qui appartiennent à des gangs mafieux[2]. Avec le temps, les cholos ont développé une sous-culture : elle s’exprime par le vêtement, une démarche, une coiffure, des tatouages, une manière de vivre et de mourir. Une culture qui convoque leurs racines amérindiennes et des cultes traditionnels revisités par la religion catholique.

Cette culture populaire s’est déclinée également dans deux formes artistiques majeures : le street art et le tatouage. Tatouage et street art ont des points communs, le lettrage et le décor. Les alphabets utilisés par les tatoueurs et les cholos en prison sont les mêmes. Les décors des fresques s’inspirent des calligraphies.

El veneno a une connaissance intime des cholos et des cholas. Elle a vécu à leurs côtés dans une prison jusqu’ à parler leur langage et partager des pans entiers de leur culture plastique.

Il convient d’examiner le rapport entre la plasticienne bretonne bien dans sa culture et le choix de vivre et de travailler avec les délinquants, ceux que la société mexicaine rejette dans ses geôles et ses quartiers pauvres.

Le trait d’union entre l’artiste et les cholos est certainement la violence. Dans un entretien récent, elle m’a confié « Je crois que j'ai toujours été attirée par une forme de violence. Je l'explique dans le sens où je suis très observatrice et aime étudier les gens et leurs comportements. J'aime analyser et comprendre. La violence est quelque chose qui fait peur, qui met des barrières entre les gens. J'aime jouer avec son image. La détourner, la rendre douce, briser les codes, la rendre plus girly. J'aime le contraste du brut et du doux, du dur et de l'attendrissement, du sale et de la pureté. C'est une manière pour moi de me l'approprier. Je crois que j'ai eu besoin de ça à une certaine période de ma vie. M'y confronter réellement. D'où mon intérêt de travailler avec le milieu carcéral. »

Cette violence désirée et crainte est exorcisée par son expression artistique. « Tout dans mon travail n'est que contraste d'une manière ou d'une autre. Que ce soit avec la gravure en noir et blanc pour un rendu plus contrasté et une pureté du trait. Que ce soit dans mes graffitis en deux couleurs mêlant le précieux avec le doré et la dureté d'un tracé noir rappelant celui de la gravure. »

Quant aux thèmes, nous retrouvons des sujets typiquement cholos mais aussi ce curieux alliage de violence et de douceur. Elle magnifie les animaux qui effraient mais rend hommage aux tendres grand-mères qui consolent. Elle prive les symboles de la violence de leur charge en les enveloppant de laine tricotée.

El veneno est une médiatrice de la culture cholo. Elle qui mélange besoin de violence et amour et tendresse reconnait dans la culture des parias mexicains une culture qui lui ressemble. Une culture métisse qui revendique et affirme l’identité de ceux qui sont condamnés. Il y a de la fierté à affirmer son origine indienne, à se faire reconnaître de tous pour ce que l’on est, à revendiquer son appartenance à un gang. Jusqu’à graver son nom dans sa chair.

Violence du crime organisé, régie par des règles, mais solidarité entre les cholos, aide mutuelle. Une deuxième famille. Une manière, la seule peut-être, d’affronter la désespérance sociale et l’absence d’horizon politique. Une vie faite de crimes et de punition pour exister quand même.


[1] Définition Wikipédia.

[2] Le terme peut également désigner des jeunes gens qui s’habillent comme les cholos.

Black lines, Paris. Photo : RT.

Fresque El veneno.

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