Eddie Colla, les Barbares

Street/Art

Par | Penseur libre |
le

Fresque de la rue des Cascades, Paris. Détail du visage masqué.

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Lecture 8 min.

Ma rencontre avec les œuvres de l’américain Eddie Colla est relativement récente. Au détour de la rue des Cascades à Ménilmontant, dans le Marais, sur les murs de sombres impasses crasseuses et malodorantes de la rue Saint-Denis, ses portraits de femmes et d’hommes captent le regard.

Les personnages d’Eddie Colla sont le plus souvent masqués. Et quand ils ne sont pas, leurs visages sont impassibles ; ils ne traduisent aucune expression. Sans s’opposer véritablement, ils contrastent avec la coiffure, le vêtement, les armes arborées. Les têtes sont le plus souvent couvertes. Couvertes plutôt que coiffées,  d’un bout d’étoffe dont il ne reste que « les os et la peau » ; quelques fibres sans couleur, sombres comme salies. Les hardes couvrent partiellement des corps musculeux. Des fripes usées jusqu’à la corde. Comme des résilles. Noires, décolorées par l’usure et les intempéries. Ce sont ces mêmes étoffes qui masquent le bas des visages. Les mains sont protégées par des gants. Ils portent des armes : des machettes, des bâtons peut-être.

Des femmes et des hommes jeunes, beaux, vêtus de hardes, comme détourés d’un décor, nous regardent.

Qu’ai-je vu la première fois que j’ai vu ces personnages ? Puis-je aujourd’hui, plusieurs années plus tard, retrouver ma première impression ?

Je crois que ces hommes et que ces femmes m’inspiraient de la peur. Peur de leur force exaltée, peur de cette violence pourtant cachée, peur de ces regards froids, sans âme.

Inconsciemment, je rapprochai ces images de celles d’ « Orange mécanique » de Stanley Kubrick. Pourtant, Alex et ses droogs étaient habillés de blanc, maquillés, coiffés d’un chapeau melon. Somme toute, rien de commun entre les tueurs sadiques dépourvus de tout sens moral et les personnages d’Eddie Colla. Leur seul point commun était d’inspirer la peur : la peur de la violence. Une violence sauvage. Celle qui n’est pas contenue par les oukases d’une morale. Une violence à l’état pur uniquement fondée sur la force physique. Des êtres inhumains, en dehors de nos sociétés policées, de nos civilisations qui canalisent et contrôlent l’expression de la violence.

Ces figures de la violence ont aiguisé mon attention et j’ai cherché à en savoir davantage sur leur créateur.

Eddie Colla a commencé par être photographe. Dans un entretien donné à un magazine étatsunien, il raconte le début de sa carrière : « J’ai travaillé comme photographe free-lance. C’est devenu un boulot routinier et ennuyeux. En plus, j’en avais marre de rendre les choses plus belles qu’elles ne le sont vraiment. Alors, j’ai arrêté. J’ai commencé à faire de la sérigraphie et à dessiner des posters. J’ai fait aussi des T-shirts. J’ai commencé à les vendre. Depuis je n’ai jamais refait de photographie commerciale. Aujourd’hui, j’ai pas mal bourlingué et peint, un peu partout, des œuvres dont la plupart étaient « vandal(s)»[1].

A la réflexion, il est vrai que la photographie imprègne son univers graphique. D’abord dans le cadrage des personnages ; des plans moyens qui valorisent le buste, le visage et ses « attributs »(les masques, les « coiffures », le désordre des cheveux). Les oppositions chromatiques fortes qui mettent l’accent sur le caractère brutal des acteurs, des hommes et des femmes « ensauvagés » ne sont pas sans évoquer un somptueux noir et blanc. Un « presque noir et blanc » qui esthétise les portraits en renforçant le caractère des images qui, ainsi, acquièrent une grande force. Par ailleurs, Eddie Colla pour réaliser ses pochoirs part de photographies « posées ».

Une fois établies la qualité des œuvres, leur singularité, leur inscription dans un imaginaire cohérent, il convient de s’interroger sur leur identité. Qui sont les personnages dont Eddie Colla fait le portrait ?

Eddie Colla, dans une interview, nous donne des clés pour comprendre : « La plupart des images que j’ai récemment créées traduisent ce que seraient les Hommes si toutes les notions d’ordre et de civilisation disparaissent. Le thème central de mon travail s’appelle « Atavisme ». En biologie, le mot atavisme définit le retour à ce que nous étions à l’origine, sans que notre évolution ait été façonnée par les mutations de notre ADN et ça pendant des milliers d’années. L’atavisme agit comme une évolution régressive. Ce sont, en fait, des portraits de ce qui est au fin fond du cœur des gens, comme la force, la force vitale, la résistance, la peur. »

Comme « Orange mécanique », le monde selon Colla est une vision prospective de notre humanité. Une œuvre de fiction dans laquelle les images du futur se confondent presque avec celles d’avant l’Histoire, celles des Temps Anciens.

D’aucuns diront que les œuvres d’Eddie Colla s’inscrivent dans le droit fil des fictions apocalyptiques qui ont fleuri au moment les plus dramatiques de la Guerre froide. La crainte d’un conflit nucléaire entre les Etats-Unis et ses alliés et l’U.R.S.S. et les siens n’étaient pas un fantasme mais une alternative élaborée par les militaires des deux camps. Non seulement des œuvres de fiction, littérature, cinéma, arts plastiques etc. ont traduit cette angoisse mais des mouvements survivalistes ont émergé et existent encore aujourd’hui. L’ombre d’une Apocalypse nucléaire s’estompe certes sans totalement disparaitre, nous l’avons vu lors de la crise entre la Corée du Nord et les Etats-Unis.

Eddie Colla prolonge cette peur déjà ancienne, sans cesse réactivée par les nombreux et très violents conflits armés. Ses personnages sont issus d’une spéculation politique : Et si, sous la pression de l’angoisse collective, voulant à toute force nous protéger, nous acceptions de sacrifier notre humanité.

« Je peins souvent des personnages portant des masques et des gants. Ce sont des indicateurs. Ils représentent la peur, le danger et le désir de protection. Ils protègent d’un environnement hostile. Au-delà de ces dangers externes, ils représentent l’impact social et psychologique de ces dangers. Les peuples sous la pression des dangers potentiels développent une psychose survivaliste qui altère leurs systèmes de valeur. L’aliénation est une conséquence de ce réflexe de protection. Comment nous débarrasser de cette angoisse pour, dans le futur, ne plus ressentir cette angoisse et quelles en seront les conséquences dans notre perception des lois qui régissent l’ordre naturel ? »[2]

Eddie Colla ne précise pas quels dangers nous menacent. Il l’a fait dans d’autres entretiens. C’est la conjonction de menaces gravissimes : la destruction de notre environnement : l’anthropocène voit l’Homme détruire sa planète. Ce sont les graves tensions qui agitent nos sociétés déchirées par les inégalités, le racisme, la xénophobie, la peur panique de l’Autre, les fanatismes religieux etc.

Un discours ambigu, violemment pessimiste et désespéré. Mais qui tire d’une vision d’une Humanité ravagée une grande beauté formelle. Eddie Colla est un homme d’images et son discours sur notre monde est celui d’un artiste qui « produit » des images. Des images fortes qui impressionnent parce que ses personnages semblent au-delà du bien et du mal. Il fait son boulot de plasticien, il nous donne à voir des fantasmes. Et comme artiste et citoyen du monde, il nous donne à penser.

L’ambiguïté vient de l’esthétisation de la force sauvage. Ses personnages devraient être des repoussoirs, manière de mobiliser le ban et l’arrière-ban pour défendre l’Humanité. Hélas ! Les créatures toutes droites sorties de l’imaginaire d’Eddie Colla sont belles, farouches et, oserais-je le dire, sacrément sexy.


[1] Traduction R.Tassart.

[2] Traduction R.T.

Fresque de la rue des Cascades.

Rue des Cascades. Le regard "vide", sans expression, symbole de la déshumanisation.

Variations sur le thème de l'atavisme.

Fresque reprenant les mêmes marqueurs.

Un visage non masqué. Mais des mains atrophiées.

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L'arme est un "bricolage" survivaliste.

Portrait d'Eddie Colla.

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