TERRAIN VAGUE

Des Chemins d’écriture

Par | Penseur libre |
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Lecture 8 min.

SANDREO VERONESI

Grasset - Livre de Poche

Quelques mots sur l’auteur, tout d’abord : Sandreo Veronesi. Diplômé d’architecture, il a commencé à publier à l’âge de 25 ans. Il a obtenu – fait rare – deux fois le Prix Strega (l’équivalent du Goncourt), pour Caos calmo en 2006 – ce roman a été adapté au cinéma par Antonello Grimaldi et Nanni Moretti qui en est l'acteur principal puis traduit sous le titre Chaos calme, chez Grasset, où il a obtenu le Prix Femina étranger en 2008.

Son dernier roman, Colibri , Prix Strega 2020, sera publié aux éditions Grasset en janvier 2021.

Voici donc un écrivain très couronné mais peu connu en France, qui est aussi scénariste, essayiste, novelliste, son dernier recueil de nouvelles, Un coup de téléphone du ciel a été traduit par l’excellent Jean-Paul Manganaro, toujours aux éditions Grasset en 2014.

Il fait partie des auteurs emmenés par Umberto Ecco, qui, en 2015, ont quitté les éditions Bompiani dont ils n’appréciaient plus la politique éditoriale, pour fonder une nouvelle maison d’édition, La Nave di Teseo (Le Bateau de Thésée), dont le principe fondateur, ainsi que son nom l’indique, est le questionnement de l’identité.

L’identité, Sandro Veronesi la questionnait déjà dans ce roman où les protagonistes sont principalement des orphelins et d’autres « sans nom » contraints de s’inventer et de se construire un passé, un nom, une vie.

Au cœur du récit de Terrain vague, croyance et misère sont partagées par les habitants d’une petite ville du sud de l’Italie, au début des années 60. Et nous, lecteurs, sommes aussi au cœur de cette apocalypse au réalisme à la fois truculent et poétique, y compris dans sa démesure. Car la démesure n’effraie ni l’auteur ni son héros, nommé Spartacus, curé de son état, entièrement voué à sa Mission Sainte-Marie-de-l’Assomption, devenu orphelinat.

Situé à la sortie de la ville, dans une villa à la splendeur décadente, cet orphelinat accueille des enfants déposés là par leur mère. Ils sont élevés à la dure par Spartacus lui-même aidé de quelques religieuses, dont la Supérieure, Sœur Ernesta. Ces enfants perdus, sans identité autre que celle que leur attribue au hasard le père Spartacus, sont rassemblés sous le nom de « Chérubins ».

L’un des Chérubins ressentait un fort penchant pour les fugues, il était toujours rattrapé mais il s’amusait bien malgré les punitions cruelles qui s’ensuivaient ; pourtant, au bout de 3 ans de ce qu’il considérait comme une captivité, il finit par décider une véritable évasion, après avoir méticuleusement préparé ses arrières. Salvatore – c’est son nom – s’enfuit à tout jamais pour rejoindre le vieil Omero dans un quartier à la périphérie de la ville, nommé « Le Chantier ».

À partir de là, l’auteur nous entraîne dans une double histoire : celle de Salvatore dans son nouveau quartier, et celle du père Spartacus dans sa Mission.

Salvatore devient, petit à petit, l’enfant adoptif d’Omero, vieux bandit - mais au « Chantier » tous les habitants, pauvres, délaissés, sont plus ou moins des bandits – vivant dans une cabane qui sert de planque à tous les objets volés par les uns et les autres et dans lesquels Salvatore pioche avec bonheur. Ainsi, il découvre une bicyclette qui est la clé de sa liberté, liberté d’arpenter le Chantier, d’en découvrir les secrets, les habitants…

De son côté le curé ne chôme pas : entièrement voué et dévoué à Marie, il avait imaginé de faire de la Mission un lieu d’adoration de la Vierge. Il s’improvisa donc architecte, éclairagiste, électricien, et il rénova la villa, ses toits, ses terrasses, remplit les bassins de poissons, réorganisa les jardins, construisit tout une architecture baroque, faite de néons clignotants qui entouraient comme ils le pouvaient les corps impassibles des statues classiques, et de lettres lumineuses, à la gloire de Marie. Tout ceci grâce à la générosité de ses fidèles qui assistaient avec ferveur aux messes et à ses sermons tonitruants au cours desquels il prêchait avec inspiration et ne craignait pas de les menacer des plus terribles tourments s’ils ne se conformaient pas aux rigoureux principes de la religion, s’ils ne faisaient pas les pénitences aussi outrancières que leurs offrandes qu’ils finissaient, éperdus et conquis, par donner sans mesure à la Mission.

Mais Spartacus n'en resta pas là : il décida d’agrandir le cercle des fidèles, de faire venir à lui une population plus large et il se lança, toujours avec l’aide des religieuses et des Chérubins, ravis de pouvoir quitter les salles de classe, dans la construction d’un sanctuaire inspiré et délirant, en matériaux de récupération, rouleaux de plastique, son but étant rien moins que transcender le faux pour en faire jaillir la Vérité !

Pendant ce temps-là, Salvatore avait trouvé un autre père de substitution, copain d’Omero, il s’appelait Rase-mèche, pseudonyme qui traduisait son activité principale : mettre le feu à des usines à l’aide de mèches enflammées. Avec ses deux « pères », Salvatore progressa rapidement en délinquance : vols, incendies, le reste du temps, il aidait au bar louche d’un troisième homme, bref il se sentait heureux, enfin à sa place, et quand il voyait passer les Chérubins en ville où il allait parfois, chantant en latin sous la houlette de Spartacus, il trouvait que lui, il avait la belle vie !

Impossible hélas de raconter ici toutes les péripéties de notre héros, son changement d’identité, sa rencontre avec un gamin du quartier, Paco, les affaires d’amour, charnel ou spirituel, les délits de toutes sortes auxquels se livraient les habitants du Chantier, les excès liturgiques et architecturaux de Spartacus…

Car Terrain vague est un livre sur l’excès, l’excès en tout : celui d’un curé porté par le feu de la force divine – et des feux, divins ou pas, il n’en manquera pas dans ce récit - et sans doute secrètement animé par le désir de devenir lui-même Dieu, les excès causés par une ville qui s’étend, créant des zones hors normes où vit une population pauvre, des « sans nom », où tout est admis, accepté. Leur identité ils doivent se l’inventer en marge de la société des hommes nantis, par la foi que certains ont en Dieu, ou leur foi en la vie, en sa force, en celle qu’ils puisent en eux-mêmes et dans des compagnonnages tour à tour violents et affectueux.

Les excès propres à la nature, à son exubérance, à ses couleurs, ses pluies diluviennes, ses tempêtes qui dévastent tout ; les excès des hommes s’adonnant aux plus grandes compassions, à l’obscurantisme, aux injustices, aux plus grandes destructions : déclencher des incendies pour de l’argent, ou dans un désir de purification, ou par plaisir pur et enchanteur… mais prêts aussi à inventer, reconstruire, aimer.

Sandro Veronesi est un poète lorsqu’il décrit ces excès, on oublie l’horreur, la bassesse, l’irréalité des situations, on est saisi par une vérité profonde, presque hors de la compréhension humaine, où le jugement, le bien et le mal, n’existent plus, il reste la vie et l’espoir irraisonné qu’elle suscite.

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