Nastassja Martin

Des Chemins d’écriture

Par | Penseur libre |
le
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Lecture 6 min.

CROIRE AUX FAUVES

Editions Verticales (www.editions-verticales.com/)

Après le sud provençal, je vous invite à retourner vers l’extrême nord où vous avait déjà emmenés Maylis de Kérangal (Kiruna*), et que ne renierait pas Jean Giono (**) qui disait n’aimer que les pays nordiques, mais il n’était pas allé aussi loin, l’Ecosse avait suffi à son bonheur !

L’auteur, Nastassja Martin, est anthropologue, spécialiste des peuples arctiques qu’elle étudie en allant vivre avec les populations indigènes, en Alaska puis dans le Kamtchatka, à l’Extrême Orient russe, où a lieu ce récit. Elle y a vécu une expérience particulière dont l’écrivaine qu’elle est aussi s’est emparée et nous raconte, tenant une sorte de récit-journal à la fois concret et métaphysique.

Le récit est construit en alternance entre cette expérience, elle a été attaquée par un ours, et sa suite, les soins qui lui sont prodigués consécutivement par une vieille femme d’un village, aux confins de la Sibérie, dans un hôpital russe puis parisien et ce que cette attaque puis ses blessures ont déclenché en elle.

Un jour d’automne (chaque chapitre porte le nom d’une saison et l’on va ainsi de l’automne au printemps), la narratrice quitte le berceau des forêts où elle vit, chez les Evènes, l’un des peuples autochtones de cette région, pour aller vers les montagnes, vers les volcans, elle marche avec Charles, chercheur comme elle, ils font une halte, se baignent tous deux dans la rivière…calme moment. Mais le chien Shaman, qui les accompagne, grogne et file, poursuivi par la narratrice qui, à cet instant, « sait » qu’elle va vers la rencontre que secrètement elle attend et redoute.

En effet, plus loin, leur faisant face et soufflant, une ourse se dresse, Nastassja et elle se regardent. Première rencontre. Il ne se passera rien de plus ce jour-là mais une incroyable aventure est en route, une aventure humaine, spirituelle que la narratrice va affronter avec une lucidité émouvante.

Aventure qui a déjà commencé, en elle, depuis longtemps, un besoin, un désir que combleront en partie des études sur l’animisme qu’elle a faites sous la direction de Philippe Descola*** et en accomplissant ses recherches aux confins de la Sibérie, sur cette péninsule volcanique, terre de feu et de glace qui abrite une faune multiple, dont l’ours brun. Des ours, elle en rêve, des rêves nocturnes d’ours qui finissent par l’inquiéter, l’agacer, des rêves qui lui disent quelque chose qu’elle ne veut pas encore entendre, mais qui la tourmentent.

Une deuxième rencontre a lieu, non plus en rêve mais à la fin d’une expédition qu'elle termine seule et tout au long de laquelle des traces d’ours ont été visibles, elle va faire face à l’ours, un regard encore entre eux et cette fois, l’ours fond sur elle, l’abat, la mord au visage, arrache un morceau de cartilage de sa mâchoire, la mord à la jambe tandis qu’elle se défend avec énergie et le frappe avec son piolet…mais l’improbable a lieu : elle ne meurt pas.

Elle est sauvée et apparemment tout va bien, pourtant si ses blessures physiques sont en voie de guérison elle peine à retrouver le monde des « autres », ne supporte que la présence de ses amis Evènes, ressent qu’en elle tout a profondément changé, l’ours a pris une part d’elle et en porte à jamais la trace, elle sait qu’elle aussi a reçu quelque chose de l’ours, une chose qui est en train de faire d’elle un être hybride, elle est troublée, n’est-ce pas ce qu’elle recherche depuis si longtemps ? « je suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi » (p. 128)

Dans les différents hôpitaux où des mains s’occupent de son corps, où les médecins s’affrontent, sûrs d’avoir raison les uns contre les autres, elle est certes bien soignée, mais refuse d’être l’anthropologue française attaquée par un ours et qui s’en est sortie. Pour elle, la vérité est : « Un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. »****

Oui, c’est une histoire extraordinaire mais c’est surtout une réflexion, à partir d’un événement, sur la tentative d’échapper à l’aliénation que produit le monde, la société, sur les humains que nous sommes. Ceux qui la ressentent accomplissent des gestes – professionnellement ou non - très éloignés du quotidien, des gestes qui paraissent fous (« Une altération du rapport au monde », c’est ainsi que l’on décrit la folie.»-p.120), en tout cas incompréhensibles, comment expliquer autrement ce que vivent certains marcheurs, marins, grimpeurs, apnéistes… de toutes celles et ceux qui cherchent un au-delà des limites de la condition humaine, un au-delà qui leur permette de donner un nouveau sens à leur vie et à celle des autres ?

Ici, c’est du côté de l’animisme que se tourne l’autrice-narratrice, elle accompagne ce peuple Evène, retourné à sa vocation première de chasseurs-cueilleurs, qui tente de comprendre et dialoguer avec la rivière, les animaux, lesquels cherchent aussi de nouveaux comportements face au monde moderne, agressif, qui ne leur laisse plus de liberté, qui ne les « écoute » pas.

Les écouter, c’est la démarche de Nastassja Martin, aller vers l’incertitude, réussir la primitive alliance prônée par Claude Lévy-Strauss entre l’ordre rationnel et l’ordre poétique.
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* voir article, Entre les lignes,10/02/20 **voir article Entre les lignes, 27/05/20

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***Philippe Descola est anthropologue, il a été directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, professeur au Collège de France où il dirigeait le Laboratoire d’anthropologie sociale. Il a notamment publié Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

****In « Vivre plus loin » revue Terrain, n° 66, 2015 http://journals.openedition.org/terrain/16008

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