Contrer la domination et ouvrir la perspective d’un autre monde

Les indignés

Par | Journaliste |
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Monique Chemillier-Gendreau sur France Info.

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Monique Chemillier-Gendreau agrégée de droit public et de science politique, est la promotrice d'une nouvelle architecture mondiale remplaçant les Nations Unies et garantissant les droits des peuples et les droits humains. Voici comment elle détaille cette utopie tellement nécessaire aujourd'hui.

Le choc créé par la guerre de la Russie contre l’Ukraine sert de révélateur au caractère obsolète du système mondial. Elle donne aussi à voir la crise des systèmes politiques nationaux dominants, qu’il s’agisse de ceux dits démocratiques ou de ceux qui s’affichent comme autocratiques. Analyser la situation dans toutes ses dimensions, pointer les reniements de valeurs qu’elle révèle et esquisser un autre modèle de société internationale, telles sont les exigences du moment.

I – L’échec insurmontable du système de sécurité collective.

La guerre en Ukraine succède en réalité à deux autres séquences et se cumulant tragiquement avec elles, elle acte l’impuissance définitive des Nations Unies. La crise écologique est perceptible depuis des années. Et la crise sanitaire ouverte il y a deux ans, a confirmé l’insuffisance des solutions nationales. Il a été clair à l’occasion de ces crises que la société internationale ne disposait pas des institutions et des outils capables d’affronter ces menaces. L’instrument juridique qui domine le droit international et qui est le traité est inadapté à des avancées efficaces. Étant de la nature du contrat, il est de portée relative. Son contenu ne s’impose qu’à ceux qui y ont adhéré et pas aux autres. On a un droit à géométrie variable alors que la situation requiert des normes à portée universelle.

Nous voilà maintenant devant la crise militaire en cours avec la guerre d’agression déclenchée par la Russie contre l’Ukraine. Elle donne à voir l’incapacité structurelle des Nations Unies à assurer la paix. L’idée centrale avait été en 1945 de mettre en place un mécanisme de nature à jouer le rôle de tiers impartial et cela, à l’échelle universelle. Au lieu d’être réglés de manière bilatérale sur la base des rapports de force, les différends devaient l’être dans une enceinte publique et sous l’autorité d’un organe disposant de moyens adaptés à trouver une issue aux conflits. Le premier de ces moyens était dans l’interdiction faite aux États de recourir à la force. Mais toutefois, si se produisait une rupture de la paix, le Conseil de sécurité, chargé de qualifier la situation et de prendre les mesures adaptées, devait jouer le rôle de tiers impartial.

Malheureusement, un certain nombre de contradictions ou d’imprécisions dans la Charte des Nations Unies, ont ruiné le cœur du projet. Car on prétendait imposer aux États le respect du droit international et notamment de celui de la Charte, tout en leur garantissant le principe de souveraineté. Or, la souveraineté est un pouvoir au-dessus duquel il n’y a rien. L’échec de la Charte était donc inscrit dans cette aporie. L’autre source d’échec était le statut des membres dits permanents. Cette rupture de l’égalité entre les États était accompagnée du droit de veto. Aucune décision ne peut ainsi être prise sans un accord entre eux. Cela supposait que l’entente éphémère entre ces États à l’occasion du conflit mondial perdurerait au-delà. Il n’en a évidemment rien été et le système a été bloqué. L’article 43 qui prévoyait la mise à la disposition du Conseil de sécurité de forces internationales lui permettant d’assurer sa mission, n’a jamais été mis en œuvre. Pas plus que l’article 26. Celui-ci prévoyait que le Conseil de sécurité devait réglementer les armements de manière à les réduire drastiquement, mais ce point n’a jamais été mis à l’ordre du jour du Conseil. Dès la guerre de Corée en 1950, il a été clair que le monde ne disposait pas d’un organe ayant la légitimité lui permettant d’arbitrer un conflit. Mais pour ne pas regarder en face une situation si inquiétante, et garder la main sur leurs intérêts, les États dominants, et plus particulièrement le groupe des États occidentaux ont développé des biais et palliatifs.

Pour des situations de moindre intensité, il y a eu toutes les forces d’interposition dites de maintien de la paix. 57 sont à ce jour terminées et 13 sont toujours en cours. Mais lorsque le Conseil de sécurité a été confronté à des menaces à la paix nécessitant d’activer le chapitre VII relatif aux sanctions, l’absence de forces réellement internationales a conduit à la recherche d’expédients. Ceux-ci ont été dans la plupart des cas des révélateurs de la domination occidentale. En effet, en 1991, lors de la première guerre contre l’Irak après l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, le Conseil de sécurité a autorisé tous les États à s’engager dans l’opération militaire qu’il décidait contre l’Irak[1][1]. La résolution avait été adoptée avec l’abstention de la Chine. La Russie avait alors voté pour. Mais c’est l’armée américaine qui a mené les opérations.

Par la suite à diverses reprises, le même Conseil de sécurité, rendu impuissant par l’absence de forces internationales permanentes, a associé les forces militaires de l’OTAN à certaines interventions. Il y a eu en 1995 en Bosnie avec la résolution 1031 qui charge l’OTAN de mettre en œuvre les aspects militaires de l’Accord de paix[2][2]. Une force multinationale est mise en place sur ces bases. Toutefois des forces non otaniennes en font partie, dont un contingent russe. L’OTAN se voit alors reconnaître un rôle sécuritaire en Europe. Le relais sera passé à l’Union Européenne en 2004. Celle-ci s’engage dans la politique européenne de sécurité et de défense. Puis en 1999, l’affaire du Kosovo va accroître la confusion. L’OTAN commence à intervenir dès la fin de 1998 pour sanctionner les massacres commis par Belgrade au Kosovo. Mais comme les exactions se poursuivent, l’OTAN déploie une campagne de bombardements à partir du 24 mars 1999 sans mandat des Nations Unies. Ils ne permirent pas de véritable succès sur le terrain. C’est seulement en juin 1999 que le Conseil de sécurité autorisa l’envoi d’une mission internationale au Kosovo[3][3]. Mais c’est une mission de l’OTAN, la KFOR, à qui fut confiée au cours de longues années de présence, la mission de ramener la paix. Enfin en 2011, en Libye, le Conseil de sécurité (résolution 1973) confia à l’OTAN une mission d’embargo naval, puis d’interdiction aérienne et enfin la coordination des opérations militaires contre les troupes du Colonel Khadafi[4][4]. On remarquera cependant que la résolution ne fut adoptée que par 10 voix, cinq États s’étant abstenus dont l’Allemagne, le Brésil, l’Inde, la Chine et la Russie. On remarquera aussi, que l’OTAN en menant cette opération sous mandat de l’ONU sortait de sa zone naturelle d’intervention. Mais elle en était déjà sortie par ses opérations en Afghanistan, bien qu’elle n’eut pas bénéficié alors d’un mandat explicite des Nations Unies.

Ainsi à plusieurs reprises, et à l’occasion de conflits d’une particulière gravité, des forces de l’OTAN ont été mandatées par l’ONU pour accomplir des missions d’intervention dans le cadre du Chapitre VII de la Charte, c’est-à-dire à titre de sanctions. Elles l’ont fait, y compris et au-delà de la zone Atlantique Nord. Et dans la guerre en cours, le Conseil de sécurité est mis hors-jeu et l’OTAN, bien que n’étant pas intervenu directement pour le moment, est à la manœuvre. Cette dénaturation du mécanisme des Nations Unies, a contribué à sa déconsidération de la part des populations et des gouvernements des pays n’appartenant pas au camp occidental. Plus récemment, des décisions de sanctions ont été prises par un grand nombre de pays (majoritairement occidentaux) contre la Russie en riposte à son agression contre l’Ukraine. Mais ce ne sont pas des sanctions internationales au sens de la Charte des Nations Unies. C’est ainsi que des pays comme certains pays arabes, refusent d’y participer. Et on ne peut pas leur opposer une obligation fondée sur une légitimité universelle.

 II - Le reniement des valeurs affichées dans la Charte des Nations Unies.

L’ONU avait été créée, il est essentiel de le rappeler, pour être un tiers objectif mandaté par toute la communauté internationale pour intervenir dans les conflits et les régler en ramenant la paix. Pour fonder sa légitimité la Charte affirmait le principe d’égalité des États entre eux, espérance d’une sorte de démocratie mondiale. Et le régime juridique alors esquissé était un régime à vocation universelle. Il ne s’agissait pas d’une alliance entre quelques pays pour sauvegarder leurs intérêts propres, mais d’un nouveau système de sécurité collective destiné à protéger les peuples du monde entier d’un retour de la guerre. Le but était donc bien de mettre en place des procédures de nature à arbitrer les disputes entre États, quelque soient ces États.

 Son échec à remplir ce rôle a été acté dès qu’il est apparu que l’ONU, dominée par les membres permanents et leurs querelles, ne disposerait pas de forces militaires recrutées et équipées de manière indépendante des États. Mais la dérive consistant à utiliser les forces de l’OTAN comme substitut aux forces internationales inexistantes, ne pouvait pas convaincre l’ensemble des peuples du monde d’une nouvelle légitimité sur ces bases. Il n’est pas question ici d’entrer dans un débat sur la justification morale ou politique de telle ou telle opération. Il s’agit de constater que ces interventions ne peuvent pas être considérées comme menées en leur nom par tous les peuples formant la communauté mondiale.

Car il n’est pas possible d’effacer la nature originelle de l’OTAN. Il s’agit d’une alliance militaire entre les Etats-Unis et l’Europe occidentale, conçue comme un instrument de défense collective orienté à faire face à ce qui était perçu comme la menace militaire soviétique. Comme toutes les alliances, elle est le signe d’un clivage entre ceux qui en font partie et les autres. La chute du mur de Berlin en 1989 aurait dû entraîner sa disparition. Elle s’est au contraire étendue à des pays de l’ancien bloc socialiste, même s’il fut promis aux Russes en 1990 que les forces de l’OTAN ne stationneraient pas dans les Länder allemands de l’ancienne Allemagne de l’Est. Il y eut un court moment où il fut question d’une coopération étroite avec la Russie. Ce fut en 1997 avec l’Acte fondateur OTAN-Russie signé entre les dirigeants des pays de l’OTAN et Boris Elstine. Il ouvrait la voie à une coopération entre la Russie et l’OTAN qui commença à se concrétiser au début des années 2000. Mais la crise ouverte par l’intervention russe en Géorgie en 2008 a marqué un coup d’arrêt. Et l’OTAN reste ce qu’elle est, une alliance restreinte à certains États appartenant à un camp, destinée à la défense militaire de ce camp et ne pouvant en aucun cas agir au nom de l’ensemble de la communauté mondiale.

La guerre en Ukraine ne permet plus de s’aveugler. Les votes intervenus à l’occasion de la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du 1er mars 2022 montrent que 5 États ont voté contre et 35 se sont abstenus. Comptant de très grands pays comme la Chine et l’Inde, le groupe de ceux qui ont refusé de condamner expressément la Russie correspond à plus de la moitié des habitants de la planète. Et pourtant, la cause ukrainienne est juste car la Russie s’est livrée à une agression caractérisée et les appuis fournis à l’Ukraine dont les habitants meurent sous les bombes russes, sont indispensables, et pour le moment, insuffisants. Cela nous oblige à une analyse aussi juste que possible de la situation.

Par la structure du Conseil de sécurité, la Charte des Nations Unies n’éliminait pas la domination, mais la laissait entre les mains des 5 États vainqueurs de la Seconde guerre mondiale (Etats-Unis, Royaume Uni, France, URSS, Chine). Dans les faits, la domination a été partagée entre le camp occidental d’une part et l’URSS et ses satellites de l’autre jusqu’en 1989. Puis, la Chine a commencé à défier l’Occident notamment à travers la politique des routes de la soie. Enfin, la Russie a tenté de se hisser au niveau d’un véritable challenger comme on l’a vu avec l’annexion de la Crimée et maintenant la guerre en Ukraine. Ceci met en lumière que la domination du camp occidental sur le système international est aujourd’hui clairement mise en cause. Des sociétés qui sont montées en puissance pendant des décennies se positionnent aujourd’hui comme des rivaux affirmés (la Russie et la Chine). D’autres sociétés longtemps dépendantes de l’Occident, particulièrement en Afrique, n’acceptent plus de se soumettre et préfèrent changer de maîtres à défaut d’acquérir leur propre indépendance. Ce déploiement de candidats à la domination est la preuve que le système mis en place a échoué à consolider les valeurs d’égalité entre les peuples et d’universalisme de la société mondiale.

La tentation de la domination est une constante de l’histoire des sociétés. Et nous savons selon l’adage célèbre de Lacordaire que « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La société internationale a été pendant des siècles livrée aux rapports de force. Cela a donné les guerres de l’Antiquité gréco-romaine, les conquêtes du XVIè siècle, les guerres coloniales du XIXè siècle, puis les deux guerres mondiales, sans compter bien d’autres conflits de moindre ampleur. La Société des Nations, puis les Nations Unies ont été des tentatives de pacifier le monde sur la base de normes communes. Mais en dépit de l’interdépendance grandissante des diverses sociétés entre elles, le principe de souveraineté des États a été conforté. Par un contre sens philosophique profond, cette notion a été assimilée à celle de liberté et on en a fait un objet de désir des peuples. Mais la souveraineté est une notion ambivalente. Une fois un pouvoir installé dans la souveraineté, deux risques se présentent. En interne ce pouvoir peut dériver en autocratie, ce qui peut se produire même dans les États ayant des institutions démocratiques. Et dans la sphère internationale, considérant la souveraineté comme un pouvoir au-dessus duquel il n’y a rien, il peut en l’invoquant, se soustraire à toute obligation internationale. Le retour du rapport de forces permet alors l’expansion des plus puissants et fait obstacle à la correction des inégalités. Depuis la création des Nations Unies, le système bute sur cet obstacle. Car même les prétendues « grandes démocraties », s’inclinent rarement sans exception devant les exigences du droit international. Le meilleur exemple que l’on puisse en donner dans la situation actuelle, est celui de l’interdiction de armes nucléaires. Cette interdiction déjà dite à demi-mot par la Cour internationale de justice dans son avis consultatif de 1996[5][5], a été confirmé par un Traité[6][6]. Mais les puissances détentrices de ces armes ne sont pas liées par ce Traité auquel elles n’ont pas adhéré. Ainsi le veut leur souveraineté. Et la menace nucléaire évoquée par Vladimir Poutine, met en lumière l’illusion sur laquelle est construite la théorie de la dissuasion.

Mais non seulement, la souveraineté permet à ceux qui la détiennent de s’exonérer du respect du droit, mais encore le désir de souveraineté est-il le plus souvent à l’origine des conflits. Cette notion ne correspond pas aux avantages qu’on lui accorde (quel État a une position réellement indépendante aujourd’hui ?). Mais, qui plus est, elle se trouve à l’origine de bien des illusions et des convoitises. Les désirs d’extension de souveraineté amènent à des annexions de territoires qui seraient sources de richesses et l’illusion de nations homogènes sert de prétexte à la conquête de régions prétendument peuplées de groupes parlant la langue du voisin ou rattachés à lui dans des périodes antérieures.

Ainsi le maintien de la souveraineté au cœur du système international rend-elle impossible son évolution démocratique. Elle est à la fois, un obstacle à l’évolution du système mondial et un verrou à l’approfondissement de la démocratie dans les différentes sociétés du monde. Il est toujours hasardeux de porter un jugement à un moment donné sur l’état d’une société du point de vue de la démocratie. Celle-ci en effet, est une qualité des relations assurée dès lors qu’un groupe humain accepte le principe de la diversité en son sein, le fait qu’il soit multiple par nature. Et la démocratie se perd dès qu’il y a recherche d’une prétendue homogénéité entre les membres d’un groupe, ce qui exprime toujours le projet dominateur d’une fraction.

Pour en revenir à la situation actuelle des différentes sociétés qui composent le monde, il est vrai que certaines, notamment dans ce que l’on désigne comme le camp occidental, présentent des caractéristiques qui permettent de les considérer comme démocratiques. Toutefois, ces pays bénéficiant des meilleurs standards d’appréciation de la démocratie pour eux-mêmes, ont souvent déployé des politiques extérieures incohérentes à cet égard, en soutenant des régimes autocratiques ou en favorisant parfois leur accession au pouvoir. Telles ont été les politiques de la France à l’égard des pays d’Afrique ou des Etats-Unis vers l’Amérique latine. Il reste cependant et c’est là l’essence de la démocratie, que les ressortissants de ces sociétés y bénéficient d’espaces de liberté d’expression, de manifestation, de conscience qui n’existent pas ailleurs. Ces libertés fondamentales constituent un véritable trésor et il faut en être privé pour apprécier à sa juste valeur le fait d’en bénéficier. Sans compter avec le fait que l’exercice de ces libertés permet des pressions de la population sur les pouvoirs en place et donc des avancées du point de vue des autres droits, notamment économiques et sociaux. Et nous devons être attentifs à ne pas liquider ce qui a été acquis si longuement et difficilement. Et c’est parce que nous bénéficions de ces acquis qu’un devoir particulier nous incombe pour penser le système mondial autrement.

Nous ne partons pas de rien, car nous avons dans le champ international un outil de nature à favoriser des développements des principes démocratiques. Il s’agit tout simplement du respect du droit. Le monde s’est doté depuis 1945 d’un nombre important de grandes conventions sur les droits de l’homme dont le respect permet des avancées démocratiques. Malheureusement, la faiblesse du droit international, a pour conséquence que les engagements de bien des États sur ces conventions sont purement rhétoriques. Ainsi en l’absence de procédures judiciaires contraignantes, la société internationale donne à voir le cas de nombreux États ayant adhéré à des conventions sur les droits humains tout en les bafouant ouvertement.

Offrir aux peuples du monde des garanties en matière de droits et libertés à l’échelle universelle, suppose de conjurer un autre risque, celui par lequel l’universalisme serait confisqué par un groupe particulier ou par une idéologie. Or la concurrence est grande de ceux qui prétendent confisquer l’universel à leur profit. Tel a été le cas du Conseil de sécurité par les actions menées, notamment celles qui ont impliqué les forces de l’OTAN.  Un groupe, celui des États occidentaux, a alors prétendu agir au nom de l’universel. Mais plus récemment, suite au retrait de l’Occident que semble annoncer l’évolution de la politique étrangère des États Unis, d’autres acteurs, en particulier la Chine, cherche à s’emparer à son tour de l’universel. Sans compter avec le fait que des idéologies entrent aussi en concurrence pour s’imposer à l’échelle du monde. C’est le cas depuis les origines du capitalisme, pour l’idéologie libérale. C’est aussi le cas, beaucoup plus récemment, pour l’idéologie djihadiste[7][7].

III – Quelles perspectives ?

Il n’y en a pas si l’on n’ose pas rompre avec l’existant. Nous sommes devant cette très grande difficulté qu’il nous faut penser l’impossible, ou en tout cas, ce qui n’a encore jamais existé, aller à la limite extrême du possible pour le déborder. Échappant à l’impératif destructeur du « réalisme » qui bride l’imagination et le courage, nous devons entrer dans l’inconnu par effraction si nous voulons inventer des conditions d’émancipation à l’échelle des défis en cours. Car  il s’agit bien d’utopie, de cet élan utopique qui pousse les humains sans cesse à se réinventer un avenir, à pousser toujours plus avant le désir de liberté[8][8].

On n’entrera pas ici dans un débat sur l’institutionnel. Celui-ci est nécessaire. J’en ai esquissé quelques traits à d’autres occasions. Il s’agit plutôt ici de revenir sur les valeurs qui ont été reniées et de dire un mot de la manière dont elles pourraient être revivifiées. Nous devons renouveler la réflexion sur les deux questions liées entre elles sur lesquelles on peut considérer que l’ONU est sur un échec : inclure l’ensemble des sociétés humaines dans un projet commun universel, le faire sur un pied d’égalité de tous les groupes qui composent l’humanité.

Pour contrer la domination et ouvrir la voie à une démocratie internationale, c’est-à-dire à la garantie que le système protège les plus faibles contre les forts, il faut ouvrir la page d’une autre approche des groupes humains, débarrassée de la concurrence sur la souveraineté et sur l’homogénéité des sociétés. Les outils conceptuels pour cela ont été développés par bien des penseurs. Ils se nomment le pluralisme juridique, la possibilité d’appartenances multiples, le respect d’un droit commun, avec des possibilités d’application en prenant en compte la marge nationale d’appréciation[9][9]. Alors, à partir de valeurs communes actées dans des textes de liaison, les applications sur le terrain se font en fonction des cultures singulières. Nous ne partons pas de rien à cet égard. La jurisprudence de certaines juridictions comme la Cour européenne des droits de l’homme ou la Cour interaméricaine des droits de l’homme sont des expériences positives.

Mais ce n’est plus à l’échelle d’un continent, mais à l’échelle du monde que le système commun doit se déployer et il faut repenser des institutions mondiales démocratiques à portée universelle qui font défaut pour le moment. Pour garantir une réelle universalité et faire obstacle à la confiscation de l’universel par l’une ou l’autre des composantes, il est une condition précise, à savoir que l’universel soit un lieu vide, c’est à dire un point de référence, une ligne d’horizon regardée en commun, un simple signal d’appartenance à une communauté[10][10]. Alors, tout système institutionnel doit être construit sur l’impossibilité pour les uns ou les autres de s’emparer du pouvoir en son sein. Sans doute faut-il définir des valeurs communes qui expriment l’appartenance à ce monde commun. Mais ces valeurs doivent être débattues par l’ensemble et remises en cause au fur et à mesure de l’évolution des sociétés.

La difficulté de cette projection utopique ne doit pas nous échapper. Il s’agit de sortir d’un monde pensé depuis des siècles sur la dialectique ami/ennemi.  Non pas que l’on puisse sur un simple acte de volonté (encore faudrait-il que cet acte soit universellement partagé) éliminer cette dimension de l’humanité qui l’a souvent conduite au tragique. Mais nous pouvons nous inspirer de ce que les anthropologues nous apprennent de sociétés dites primitives[11][11]. D’une part, le chef y dispose de l’autorité, mais pas du pouvoir, celui-ci restant au sein de la société, d’autre part, même en déployant des alliances et des guerres, ces sociétés se maintiennent dans une politique de l’amitié. Cela signifie que toute dimension de volonté d’extermination de l’autre est absente. Or, notre monde a ouvert une séquence monstrueuse avec la possibilité de l’extermination de l’autre, simplement parce qu’il est un autre. Cette possibilité s’est concrétisée comme projet avec la solution finale de l’hitlérisme contre les juifs. Elle a conduit à la tragédie cambodgienne des Khmers Rouges ou au génocide des Tustsis au Rwanda. Elle est devenue possible matériellement avec les bombardements aériens, cette guerre des lâches, et avec les armes chimiques, bactériologiques ou nucléaires.

Le caractère tragique de la situation actuelle, c’est qu’à rebours d’une percée vers un véritablement désarmement, elle engage le monde entier dans un renforcement des armements.  Ainsi nous écartons-nous de manière insensée de ce que Spinoza nommait « le souverain bien ». Et il s’en expliquait « ce serait d'entrer en possession, avec d'autres êtres, s'il était possible, de cette nature supérieure. Or, quelle est cette nature ? [...] ce qui la constitue, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière ».

Loin des êtres en union avec les autres et la nature, les divisions mortelles en cours, finissent de détruire cette dernière.

Aujourd’hui, nous avons à affronter le retour de la guerre et la destruction de la nature.

Monique Chemillier-Gendreau

Mars 2022

 

[1][1] Résolution 678 du Conseil de sécurité du 29 novembre 1990 prise sous le Chapitre VII de la Charte et autorisant les États « à prendre tous les moyens nécessaires » pour faire appliquer les résolutions précédentes, c’est-à-dire pour obtenir que l’Irak se retire du Koweït.

[2][2] Résolution 1031 du Conseil de sécurité du 15 décembre 1995. Voir Olivier Kempf « Les opérations militaires de l’OTAN : de l’aiguillon du changement à la fatigue expéditionnaire », Questions internationales, La

Documentation française, N° 111, Janvier-Février 2022, pages 54 sq.

[3][3] Résolution 1244 du Conseil de sécurité du 10 juin 1999.

[4][4] Résolution 1973 du Conseil de sécurité du 17 mars 2011.

[5][5] Cour internationale de justice, Avis du 8 juillet 1996, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Rec. p. 226 sq.

[6][6] Traité sur l’interdiction des armes nucléaires du 7 juillet 2017.

[7][7] Sophie Bessis,  La Double impasse : l'universel à l'épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2014.

[8][8] Voir Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, « La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire », Paris La Découverte, 2022.

[9][9]  Voir Mireille Delmas-Marty et Marie-Laure Izorche, « Marge nationale d’appréciation  et internationalisation du droit. Réflexions sur la validité formelle d’un droit commun pluraliste », R.I.D.C. 4-2000.

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[10][10] Voir Ernesto Laclau, « La guerre des identités, grammaire de l'émancipation », La Découverte, Paris, 2000.

[11][11] Pierre Clastres, « La société contre l’État », Les Ed de Minuit,  Paris, 1974. Et  Sous la direction de Miguel Abensour, « L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique », Seuil, Paris, 1987.

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