Lise Thiry, scientifique et militante contre les injustices

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Par | Journaliste |
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Photo © Institut Provincial Lise Thiry Charleroi

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Elle semblait toute menue et pourtant, son sourire irrésistible et son énergie constante inspiraient le respect et l’affection. Née en 1921 à Liège, Lise Thiry, fille de Marcel Thiry, sénateur (Rassemblement wallon), écrivain et poète, a connu la douloureuse école de la guerre puisqu’elle est étudiante en médecine pendant la seconde guerre mondiale. Et l’on sait que les étudiants en médecine étaient mobilisés pour dispenser les soins face au manque criant de personnel médical. En 1946, elle est l’une des trois femmes diplômées sur 140 étudiants. (1)

Brillante, esprit toujours en recherche, elle entre à l’institut Pasteur de Bruxelles où elle se spécialise en virologie et microbiologie. En 1952, elle y créera le service de virologie. Car, dit-elle, « La recherche, elle, va bras dessus bras dessous avec la poésie . Le poète transforme, fait voir neuf. Chez le poète comme chez le chercheur, ce sont les naïfs qui sont bénis. » « Faire voir neuf » est aussi son ambition, par delà la rigueur de la recherche scientifique elle excella à rendre accessible à tous les grands enjeux de santé du monde contemporain. Cela, c’était son engagement socialiste dans notre société, illustré par son implication dans la fondation du Groupe d'Étude pour une Réforme de la Médecine (GERM) qui a contribué à changer les mentalités vis-à-vis des politiques de santé. Importance de la santé publique, des maisons médicales, de la médecine générale afin que chacun s’approprie la gestion de sa santé avec l’aide des médecins. Pas étonnant donc que cette militante au sein du parti socialiste à partir de 1973, choisisse de mener le combat en faveur de la dépénalisation de l'avortement.

Le Sida et comment le prévenir

On la retrouve, toujours innovante, toujours attentive à l’environnement social des problèmes de santé, face à l’épidémie du sida. Professeur à l'Université libre de Bruxelles, Lise Thiry participe à la mise au point d’un dépistage du virus du sida. Elle est également présidente du Conseil scientifique de prévention du sida. Elle nous expliquait alors ses recherches sur des femmes prostituées africaines qui développaient une immunité surprenante au virus, comme si leur organisme s’était vacciné lui-même contre cette terrible maladie qui décimait les populations les plus à risque. (2) Alors que les pays occidentaux reléguaient cette épidémie aux cercles homosexuels, les pays africains devaient affronter la propagation de la maladie auprès des femmes et des enfants à cause des habitudes des hommes qui refusaient les préservatifs et voyageaient à travers le pays en s’arrêtant soit chez des prostituées soit dans leur « deuxième bureau ». Ou alors, c’étaient les militaires, surtout dans les régions perturbées par les conflits, qui diffusaient le virus parmi les populations qui auraient du normalement être préservées par leur éloignement des grandes villes.

Dans son livre passionnant, « Tutoyer les virus », Lise Thiry nous explique les bases même de la biologie et de la virologie, afin de nous aider à mieux comprendre la menace perpétuelle des virus et autres éléments destructeurs de notre santé. (3) Mais elle dénonce clairement les travers criminels des touristes qui contaminent des adolescentes prostituées en Thaïlande, les absences de politiques de prévention de la contamination chez les toxicomanes en Italie alors que le Danemark a limité considérablement le nombre de malades par une distribution massive de seringues stériles…

Son point de vue nous a cruellement manqué pendant l’épidémie dramatique du Covid.

Militante des droits des migrants

En 1985, elle est élue au Sénat et reçoit le titre de femme de l'année. Elle participera en 1990 à une commission chargée de l’évaluation des effets de la nouvelle loi relative à l'interruption volontaire de grossesse dont elle est l’une des rédactrices. En juin 1994, elle mène la liste Gauche Unie aux élections européennes mais ne sera pas élue. Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre son combat contre les injustices dans notre société.

Militante en faveur des droits de l’homme, elle a été la marraine de Semira Adamu, la jeune Nigérienne étouffée par les gendarmes belges chargés de son expulsion en 1998. Il faut lire sa déposition lorsqu’elle fut convoquée par les forces de l’ordre pour constater le décès de Semira. C’est glaçant. (4)

Elle termine ainsi :

« Dans les Centres fermés également, le drame de Semira ne servit même pas de leçon au cours des années 1999 et 2000. Tout au plus joua-t-on à jusqu’où ne plus aller trop loin : coups et blessures, coups du lapin sur la nuque, coups de botte dans le ventre d’une femme enceinte entraînant son avortement, non assistance à tentative de suicide... et tant d’autres fautes impunies. Et je ne parle que de cas auxquels je fus personnellement mêlée. »

Lise Thiry participe alors à toutes les manifestations et apporte sa caution aux pétitions des associations de soutien aux migrants. A ce titre, elle est invitée à siéger comme représentante d'ONG dans une des chambres de la commission de régularisation des étrangers en situation irrégulière, en 2000.

Dans son livre « Conversations avec des clandestins », sorti en 2002, elle rend compte du vécu des demandeurs d'asile au travers d’extraits de conversations et de débats réalisés au sein de cette commission.

Elle enquête en Palestine occupée

En octobre 1997, Lise Thiry accompagnait une « mission Palestine » dont nous faisions aussi partie comme journaliste. Dix ans plus tôt, en janvier 1987, elle avait participé à une mission médicale qui a témoigné sur l’état de santé des réfugiés des camps et sur les blessures infligées aux jeunes garçons palestiniens, au temps de l’Intifada. Elle avait visité un hôpital encombré de garçons sautillant sur des béquilles dans des couloirs maculés du sang des victimes de l’armée israélienne et des colons. Leur seul tort : lancer des pierres. Quand ils ne sont pas punis de mort, ces jeunes sont handicapés à vie ou souffrent d’asthme sévère à cause de l’exposition aux bombes lacrymogènes. Dix ans après, l’hôpital n’était plus encombré de patients car il était constamment bouclé par les forces israéliennes. Elle constate alors le grand nombre de patients victimes de suicides et de malades très déprimés. Elle épilogue sur les conséquences psychiques de l’Intifada sur de si jeunes résistants et leur sentiment d’humiliation en voyant leurs pères subir les insultes de l’occupant.

Elle retourne à Gaza en 2005, à l’occasion du retrait des troupes israéliennes de la Bande de Gaza, pour évaluer et témoigner à nouveau des besoins palestiniens en matière de santé.

Indignée, Lise Thiry a suivi depuis la Belgique l’évolution tragique de la situation en Palestine. En effet, depuis juin 2007, les Gazaouis, soumis à un blocus impitoyable, ont subi plusieurs guerres : 2008-2009, 2012, 2013, 2014. « Depuis le retrait israélien de 2005 de la bande de Gaza, et l’évacuation de 17 colonies juives et de leurs 9 000 habitants, Israël a mené douze offensives militaires de représailles contre ce territoire palestinien en dix-sept ans. Le bilan humain de cette période est le suivant : côté palestinien, 1 900 combattants et 2 800 civils tués ; côté israélien, 100 combattants et 23 civils tués. », constate Amos Harel. (5)

La cinquième guerre qui a été déclenchée le 7 octobre 2023 par l’attaque du Hamas contre des camps militaires israéliens et des villages juifs et une prise d’otage criminelle a provoqué une répression israélienne d’une telle ampleur qu’elle peut être considérée comme un génocide.

Lise Thiry n’aura pas vu cet échec des valeurs humanistes qu’elle a tellement bien défendues tout au long de sa vie. Elle est décédée à l’aube de ses 103 ans, le 16 janvier 2024 à Waterloo. Elle nous laisse ce message :

« L’injustice, les malheurs, ils sont si irritants qu’ils vous empêchent de dormir, le soir. Et puis, le lendemain, à cet éveil de l’aube si rafraîchissant, on dresse des plans pour la lutte. En fin de course, … ce sera bien l’aube qui gagnera. »

(1)

https://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/merite/thiry-lise

(2)

https://internationalviewpoint.org/spip.php?article197

(3)

« Lise Thiry. « Tutoyer les virus ». Ed. Labor. Coll. La science apprivoisée. Bruxelles. 1993.

(4)

https://ccle.collectifs.net/Temoignage-de-Lise-Thiry-marraine

(5)

Amos Harel, « À quoi riment ces offensives israéliennes récurrentes sur Gaza ? », sur Courrier international, 18 mai 2023

Bibliographie

- « Marcopolette » (Mémoires 1921-1977), Bruxelles, Les Éperonniers, 1997

- « Tutoyer les virus », Bruxelles, Labor, 1993

- « Conversations avec des clandestins », Cuesmes, Le Cerisier, 2002

- « Dessine-moi un virus, Conversation avec Janine Lambotte », Bruxelles, Racine, coll. «Paroles de femme», 2004.

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- « La science et le chercheur. Les chemins du doute », éditions Labor/Espace de Libertés, coll. « Liberté j'écris ton nom », Bruxelles, 2004

- « Des Virus et des hommes. Un demi siècle d'engagement », avec la collaboration de Carmelo Virone, Charleroi, Couleurs livres, 2012

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