Le monde habite ma chanson

Le Chant la vie

Par | Penseur libre |
le

Photo © Jean-Frédéric Hanssens

commentaires 0 Partager
Lecture 16 min.

Poème écrit pour être lu à la deuxième  rencontre  euromaghrébine des écrivains, à Tunis et Kairouan, en novembre 2014.

non je n’irai pas dormir

la nuit est une putain froide et belle comme le gel

trop de choses me hantent et j’ai besoin de manger le monde

fruit rouge dont coulent le sucre et l’amertume

le bonheur fantôme toujours présent dans les assemblées des hommes

le bonheur comme un visage d’enfant noir au milieu des gravas

me hante et chante dans ma tête c’est un vent bleu de rêve

et les charniers de la colère et du mépris et le malheur

et ces vies usées à l’espoir infiniment repoussé

je n’irai pas m’enfoncer dans les brouillards de l’oubli

il est des blessures qui ne guérissent pas

quand l’espoir ombre de cristal se réveille dans des petits matins glacés

orages feu foules sur les routes encombrées du bagage de la misère

vieillards perclus de maladies de solitude et de crasse

enfants dans les ruines et la poussière des défaites

je n’irai pas vendre mon âme à la nuit

je veillerai sentinelle debout dans le cœur des villes détruites

à la naissance du rêve

là où commence le délire d’être homme

et mes chansons emporteront dans le vent noir la farouche beauté des femmes

qui dénouent leurs cheveux de nuée de travail et de force

mes chansons parleront de ces pays où la guerre disperse les regrets

où les enfants se cachent pour rêver

où la guerre broie  les écoles et les jeux des enfants

pays noirs pays bleus oubliés des gens repus

de quoi voulez-vous que mes chansons parlent

sinon de l’amour âpre que mon cœur éprouve pour le monde

dans le crépuscule amer d’un jour ordinaire

le crépuscule de sang et d’ombre où dansent les soupirs

le poète ne parle que de ce qu’il connaît

et de ce qui le hante ainsi qu’un obsédant désir

je suis un homme et je sais ce que sont la folie et l’amour

j’ai enduré des tristesses de charbon gris je suis né dans le sang

j’ai aimé sans l’être de retour et j’ai chanté comme un chien blessé

j’ai connu des plaisirs j’ai vu des pays habités par la joie un soir

et le lendemain tout pantelants de chagrin

j’ai mangé à ma faim j’ai eu un toit sous lequel m’endormir de temps en temps

je me suis couché comme un fleuve en hiver

sur les trottoirs des villes où j’ai promené ma langueur

il y avait des hommes affalés qui cherchaient le sommeil

j’ai grandi parmi les rires et j’ai pleuré pour de grandes et de petites douleurs

j’ai ri comme on s’adresse à un mort

j’ai connu la jeunesse et j’ai bu ma ration d’illusions et de vin

j’étais beau je couchais comme un fleuve au printemps

dans le soleil j’ai dansé silhouette de feu et de sang

sous les étoiles j’ai divagué affamé de lointains horizons et de flammes proches

aujourd’hui vient le temps des médicaments et des froidures

il ne me reste qu’un bilan plus ou moins clair et le décompte des années immobiles

il ne me reste qu’à vieillir aussi vite que j’ai vécu

avec la mort pour aveu

j’aurai été une vie parmi des millions d’autres un peu rude un peu douce

mais dévoré à tout instant par l’amour d’être vivant

je n’aurai pas connu la faim je n’aurai pas connu la guerre

sinon par les souvenirs de ma mère

de ma mère qui était belle comme un matin à la fenêtre

de ma vieille mère qui danse encore pour faire passer le temps

de ma mère au seuil du vide qui rit et danse comme au bal des années

je n’aurai connu la guerre que par les ouï-dire les racontars les journaux

et les confidences de quelques frères rencontrés au hasard des combats

j’aurai rêvé d’un monde moins carnassier moins solitaire moins absurde

rêvé rêvé d’un monde plus doux

comme un champs de coquelicots au plus chaud de l’été

quand l’air tremble sur les routes et que les insectes grésillent

quand les blés penchent et mûrs sont lourds de soleil et de pain

quand les ruisseaux fredonnent et frais transportent les rires et les grenouilles vertes

je garde ce souvenir de la campagne jaune au cœur de mon enfance

et je chante un été de poussière et de vent

je chante mon rêve d’un monde où l’homme construit sa maison dans la paix

où la femme porte l’eau du bel espoir

où l’enfant joue à des marelles de matins clairs

mes pauvres mots mon pauvre chant

sont les fruits légers de mon sang le battement précipité de mon sang

à ma tempe de verre

certains de mes frères l’entendent battre sourdement

ils me racontent leurs histoires de pain noir et de guerre

comment ils ont battu la mort à la course à travers les frontières

comment d’Afrique ils sont venus rêver les mêmes rêves que moi

comment leur tête certains soirs semble éclater sous le coup de l’angoisse

et des questions

les voilà qui se noient au large des plages blanches où scintille le corps des estivants

fuyant le meurtre la nudité des plaies

fuyant l’obscénité de l’injustice les cris de haine la honte de la misère

fuyant une vie obstruée pesante mur de fer et de silence

attirés par la lumière des villes comme des papillons de nuit

perdus dans les rues où les passants sont aveugles et sourds

seuls dans des foules d’hommes et de femmes fermés à double tour

confrontés au mystère des lois et des règles froides des Etats

en bute à la colère rentrée à la peur du jour qui vient au flic métallique des égoïsmes pâles

je suis blessé à l’endroit de mes frères

je porte en moi leurs nuits blanches d’inquiétudes

je porte en moi leur enfance dans les cailloux des chemins

je suis un homme je suis de la même chair que le malheur

je suis du même sang que les enfants qui courent derrière la balle dans les ruelles du bidonville

je n’irai pas dormir je n’ai pas sommeil je ne rêve plus

j’ai passé l’âge des songes et des étoiles

j’ai appris à vivre les yeux ouverts le cœur penché à côté de mes frères

j’ai appris à chanter petit à petit comme pousse l’arbre ses branches dans l’air noir du temps

j’ai appris la douleur des déserts et des foules

j’ai grandi dans la musique des hommes leurs mots de jonquille et leurs mots de boue

j’ai vieilli je suis entré dans le temps des aveux

devant le miroir incandescent de ma vie

où mon visage est une grimace un vol d’oiseaux secs dans la nuit

mais on n’oublie jamais les étoiles et les rêves

on ne se guérit pas d’espérer et de croire

le monde qui nous pétrit n’est jamais rassasié de combats

même s’il nous faut aussi apprendre à vivre parmi les gens que rien n’intéresse sinon la satisfaction de leurs minuscules appétits de leurs frêles envies

qui ne connaissent du monde que le mur de leur vie réduite à des riens

pour qui il ne s’agit que de durer de se reproduire d’accumuler des objets de dévorer le temps

yeux sans regard bouches sans cris morts sans couleur

vies sans vie

mains sans main à serrer mains vides juste propres à agripper

comptables petits de jours sans fin qui s’écroulent dans le sommeil d’un puits

leur sang a beau être rouge comme le mien quand il coule il est blanc

quand il bat il est muet

quand ils dansent c’est dans l’enfer des autres

quand ils partent en vacances c’est au milieu de leur misère

je ne dormirai pas la nuit est peuplée d’ombres qui durent

je chanterai plutôt

le seul chant que je sais faire celui du monde qui me construit qui m’habite dont je rêve que je vis

le monde plein d’hommes penchés sur des charrues retournant la terre

plein d’hommes simples dans des usines où se fabriquent les cauchemars

le monde plein de femmes hautes dont les bras ronds embrassent les villages

et de villes où se perdent les enfants à demi nus

le monde plein de gnous par millions qui traversent les fleuves

et d’éléphants songeurs ivres de fruits mûrs

le monde plein de travailleurs qui chaque jour créent la richesse et s’appauvrissent

et rêvent de justice et descendent dans les rues

et chantent avec moi les carmagnoles les Internationales qui secouent le sommeil des gens repus

le monde plein de favelas dévastées où se joue l’avenir

où les filles aux épaules de buée dansent dans la poussière et donnent le jour aux enfants du futur

le monde plein des musiques et des corps noirs de la vie

les Afriques qui bouillonnent et croissent dans la boue et l’or

les Amériques où s’affrontent les puissants et les peuples

où les guitares accompagnent les foules

et les Asies en fête où les syndicats clandestins fomentent des troubles

les dragons du printemps rouges et dorés crachent des feux d’espoir

les vieilles Europes qui volent le pain des autres et repoussent leurs affamés

où les peuples ont encore la ressource du futur

le monde plein d’hommes et de femmes blancs comme des nénuphars

qui lentement vivent et meurent sans se souvenir de rien

de femmes noires et luisantes comme des tulipes

d’enfants de toutes les couleurs qui courent et s’accroupissent sur la terre jaune des courées

le monde cerclé de frontières et de flics

plein d’hommes errants et d’exil

plein d’abattoirs et de couvées

plein de cauchemars et de rêves

le monde entier comme il va claudiquant gonflé d’espoir et perclus de misère

le monde comme il est tout entier reposant dans mon cœur

brûlant et sec

inquiet humide et sous le ciel nocturne

à l’aune des étoiles qui dansent et tremblent escarbilles de diamants

le monde sans dieu

nu et affamé

le monde couvert d’ordure bouffé par les carbures

dont les eaux remuent des odeurs de pourriture et d’acide

le monde affreux et beau tendre et cruel obscur et lumineux

je ne dormirai pas le monde est tapi dans ma chambre

et me regarde de ses yeux humains remplis de colère et de folie

comment dormir alors qu’ il me reste si peu de temps à vivre à rêver à danser

j’ai soif d’entendre encore les chants venus du tréfonds des détresses

les jazz et les rumbas les tangos déjantés les guitares manouches et les violons juifs

fleurs vénéneuses et soûlantes

de quoi parlent les chants du peuple ils parlent d’amour et de courage

ils parlent de tristesse et de vin blanc

ils parlent d’ivresse et de sang

*

aujourd’hui comme hier il est urgent de chanter pour le peuple

pour les peuples de mitrons de charbonniers de zingueurs et d’errants

il est urgent que le chant se mobilise et parle de la vie sans fards

urgent de sortir de sa propre prison et d’ouvrir son chant sur le monde

urgent de faire le lien entre soi et le monde dans un chant retrouvé

des fascistes entonnent un refrain fait de peur et de haine

ils attisent les égoïsmes et les détresses ils saoulent les solitudes

ils parlent de nation quand ils veulent dire tribu

ils parlent des Juifs comme on le faisait en ‘38

ils parlent des Noirs et on entend une musique raide régler la marche à pied

ils parlent des Arabes et la trique s’abat encore sur les nuques

ils parlent des Chinois il ne manque que les expéditions punitives

ils parlent des Blancs comme d’un enfant un peu trop gros un peu trop triste

mais ils ne parlent pas des riches qui dans leur propre clan confisquent le pain et les rêves

ils ne parlent pas des pauvres partout en tout lieu dans toutes les hordes

qui triment et crèvent sous le joug et perdent leur âme en même temps que leur vie

aujourd’hui les sirènes fascistes enjôlent les oreilles des petits des perdants

il faut leur chanter un chant fort fait de justice d’espoir et de fraternité

il faut leur chanter l’orage humain la marée montante des combats

l’Indien se lève et vote pour un président de gauche

pour un Indien qui chante dans la langue des hommes

ne vous trompez pas le chant porte toujours en lui la naissance d’un monde

ou sa mort

*

il était tôt ce matin quand j’ai quitté la maison

les rues étaient noires des gens passaient comme des ombres sans corps

ils allaient vers leur journée seuls et courbés hâtant le pas

les camions poubelle faisaient un boucan de tous les diables

et quelques chats étiques rasaient les façades encore endormies

les enfants appelaient leur mère dans leur sommeil troublé

la lune encore étirait sa pâleur de songe dans un ciel presque clair

et les nuages venaient de loin annonçant des orages et des pluies

je n’avais pas dormi j’avais écouté le chant des hommes qui gronde en moi

le chant des maraîchers des sidérurgistes des secrétaires le chant des paysans

sans terre des exilés sur les routes

le chant des petites mains des enfants sans école des ouvriers sans travail

le chant des gens qui chaque matin se lèvent pour aller travailler ou qui ne se lèvent plus l’espoir les ayant délaissés

le chant d’amour des adolescents de partout qui ont besoin de liberté de fantaisie de joie

le chant des pédés d’Iran et du Cameroun qui risquent la mort et la chicotte

parce que leur amour n’est pas béni

le chant des femmes qui ramassent le riz qui se courbent se relèvent et portent les enfants

je n’avais pas dormi j’avais chanté mon amour

ma quête effrénée de reconnaissance et d’amour

j’avais chanté mon chant de révolte et mon cri

j’étais comme un jeune chien affolé un bel arbre ployant dans la tempête

je ne savais comment dire ce feu qui me consume

comment choisir les mots pour peindre ce brasier

comment organiser ce flux qui m’envahit me bouscule comme une houle

j’ai laissé monter en moi le chant du monde

j’ai laissé monter la marée des images des visages des contrées

la vieille colère qui m’affole depuis que je suis enfant

et les mots sont venus comme dans une rengaine fredonnée à la sauvette

dans une rue sous une fenêtre ouverte où passe la chanson

ils se sont imposés comme une mémoire de musique

comme une musique qui ne me quitte pas

je les ai suivis j’ai chanté encore et encore ma chanson d’hommes et de monde

j’ai écouté leurs chants ailés bousculés pleins de chair et d’os

dans mon casque pour ne pas réveiller mon compagnon qui dormait en haut

dont le sommeil aussi me berce parfois

cela parlait d’enfance des petites choses du jour cela disait l’amour affamé le désordre des cœurs et la couleur des corps

je me suis contenté de transcrire comme j’ai pu ces chants de douleur et d’espoir

c’est tout ce que je sais tout ce que je connais c’est l’air que je respire le sang qui vibre en moi

*

le ciel était gris perle ce matin

on devinait encore des traces de soleil dans les replis du vent

sur la route à travers la ville je marchais

et dans mes pas j’entendais les pas des passants

progressivement le rideau des nuages s’est écarté

il y avait des traces de soleil dans les hauteurs du ciel

ce serait une belle journée d’automne où les grands arbres des avenues pleureraient leurs verts printemps

une belle journée pendant laquelle de paisibles vieillards joueraient aux cartes

et contempleraient leur jeunesse à travers les vitres fermées de la chambre

une journée d’automne rousse et bleue pleine de frissons et de murmures

les balayeurs tranquilles ramasseraient les feuilles mortes

les gens iraient au boulot tirer leur temps avant de retrouver leurs enfants

qui auraient joué dans la cours de récré entre les leçons bien apprises

une belle journée vraiment

pendant laquelle des bombes tomberont

des femmes mourront dans les couches faute de soins

des enfants s’éparpilleront au milieu des tirs

des femmes mourront excisées perdant leur sang

des condamnés à mort compteront leurs minutes de répit

des jeunes gens sans avenir se bourreront la gueule seuls dans les caves

des mers seront recouvertes de bitume et de plastique

des forêts perdront des hectares et des hectares pour des friches désolées

des fleuves charrieront les excréments nauséabonds d’usines sauvages

des migrants perdront la tête à force de frapper du front les murs qui les encerclent

d’autres feront naufrage au large de l’Italie au large des gens repus

des homosexuels confondus  seront lapidés sous les huées des gens bénis

des malades pourriront dans des hôpitaux délabrés

des maisons seront emportées par les vents furieux

et parmi elles les maisons des pauvres qui erreront entre les tentes de fortune pendant des années

des travailleurs apprendront à la radio qu’ils ont perdu leur emploi

qu’ils sont devenus un gibier pour les fonctionnaires du chômage

ce sera une belle journée pleine de feu et de larmes

une journée où les enfants apprendront à s’aimer au bord d’un ruisseau

près des collines de schiste au fond des bois

une journée marquée par la naissance d’un bébé noir riant et rond

quelque part dans un bled où règne encore la paix

des familles se rendront à la plage à Gaza la guerre finie

pour un moment

les rues respireront le silence et l’air bleu

en attendant les coups de marteau de la reconstruction

les amis attablés à la terrasse d’un café parleront politique et amour

ils boiront de grands verres de douceur

une belle journée pour le monde

une journée où j’aurai chanté une fois encore mon chant humain

avec la gravité d’un moine et la légèreté du vent

qui fait frissonner les hautes herbes où se cache la biche

jazz rumbas tangos guitares manouches violons juifs

les voix s’entremêlent et donnent au chant sa couleur d’éternité

j’aurai chanté par ce beau jour d’automne

Il semble que vous appréciez cet article

Notre site est gratuit, mais coûte de l’argent. Aidez-nous à maintenir notre indépendance avec un micropaiement.

Merci !

un soleil pâle inondant les maisons

dans lesquelles dorment les gens et rêvent aux jours meilleurs

commentaires 0 Partager

Inscrivez-vous à notre infolettre pour rester informé.

Chaque samedi le meilleur de la semaine.

/ Du même auteur /

Toutes les billets

/ Commentaires /

Avant de commencer…

Bienvenue dans l'espace de discussion qu'Entreleslignes met à disposition.

Nous favorisons le débat ouvert et respectueux. Les contributions doivent respecter les limites de la liberté d'expression, sous peine de non-publication. Les propos tenus peuvent engager juridiquement. 

Pour en savoir plus, cliquez ici.

Cet espace nécessite de s’identifier

Créer votre compte J’ai déjà un compte