LaToya Ruby Frazier, de Braddock à la Cité Cosmopolite

Chemins de traverse

Par | Journaliste |
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LaToya, concentrée sur son travail, ne voit pas passer les heures.Photo © Marcel Leroy

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Henri attendait à la Cité Cosmopolite, à Quaregnon-Rivage. Là, sur la passerelle qui surplombe le ruban de béton qui relie Moscou à Gibraltar, il resterait des heures à regarder passer les autos et les camions en flux continu, emportant leurs destinées. Il se préparait à rencontrer la photographe LaToya Ruby Frazier et à l’emmener sur les traces de son enfance. C’est ici qu’elle commencerait à s’imprégner de la réalité de cette région où le travail a soudé des gens venus d’Italie, du Maroc, d’Algérie, de Turquie, de Pologne et d’autres villes de Belgique, autour du charbon.

Du charbonnage dont le puits a été scellé voici tant d’années, il ne reste pas de traces significatives. Avec ses rues dessinées au cordeau, ses maisons de brique patinée, ses potagers, ses passants qui saluent l’inconnu, la Cité Cosmopolite conserve l’empreinte de ceux qui y inscrivirent leur histoire et la vie va, cahin-caha, avec ses valises de souvenirs.

LaToya descendit d’une Golf noire et dit bonjour à Henri comme si elle était de retour. Photographe de renommée internationale, elle enseigne à la School of arts de Chicago. Née en 1982 à Braddock, Pennsylvanie, USA, LaToya retrouvait dans le Borinage des traits de sa ville natale. Elle revoyait son enfance, sa jeunesse, l’aciérie, le ciel balayé de fumées et de lueurs, un quotidien à la limite du décrochage, dur pour tous et plus lourd encore pour les afro-américains, les femmes, les minorités.

Dans les pas d’Henri et des habitants de “la Cosmo”, elle pensait à sa famille, à la lutte pour la survie économique dans la “rust belt” ou “ceinture de rouille”. En Amérique du Nord, ce terme caricature les régions où l’industrie lourde s’est effondrée en générant chômage et mal-être. Où les gens cherchent à trouver leur place au soleil, comme partout.

 LaToya travaille en noir et blanc, opère dans la lenteur, après avoir perçu la lumière, les ombres, les silences et les mots. Elle pratique son art en ouvrière spécialisée.Tous les sens en éveil, elle ressent, vibre, s’implique. Elle existe. Quand Henri lança “Regarde, le château d’eau, c’était notre piscine, en été, à nous les gosses de la cité...”,  la jeune femme au long manteau noir se tourna vers une tour surmontée d’une énorme citerne, comme les réservoirs des gares de westerns. Pour les gosses, la réserve d’eau se faisait piscine perchée  à quinze mètres de hauteur. Pour monter, ils s’agrippaient à ce qui dépassait. D’en haut, ils voyaient  l’horizon, avec les terrils, les usines, les maisons, les routes. Le monde.
LaToya semblait entendre ces cris d’enfants remontant du passé, mêlés aux échos des sirènes des charbonnages, aux abois des chiens et aux appels des parents. Emu par cette conscience aiguë du lieu, Henri demanda à une dame qui était sur le pas de sa porte de faire entrer la voyageuse de Braddock. Elle lui montra les photos qui l’accompagnent depuis toujours. Celles du temps de son mari défunt. Des familles qui se serraient les coudes.Des voisins qui se parlaient, sur le pas des portes, en été.

Et la balade se poursuivit, entrecoupée de haltes devant l’ancienne épicerie, l’église, le Cercle catholique. Un marchand ambulant de glaces italiennes faites maison lui dit la difficulté d’être un artisan.

Réalisées chez le lithographe Bruno Robbe, à Frameries, grâce à un travail d’équipe, les oeuvres de LaToya restituent l’aura de ce qui aura été échangé avec les gens, en plus de la réalité fixée par les pixels. Au long de sa dérive boraine, avec Giovanni et ses amis, à Hensies; avec Antonio et les mineurs sur le terril de Flénu;  avec les habitants de la Cité du Grand-Hornu chez qui elle a bu une tasse de café fort, LaToya vivra des rencontres qui l’ont marquée.

Durant trois semaines de résidence, réparties en plusieurs voyages, LaToya a mangé avec ses compagnons de route, communiqué malgré la barrière de la langue. Elle s’est révélée à eux, fougueuse, opinâtre, engagée. Elle aime les pommes de terre, la viande et la bière, déteste faire des manières. Elle a du charisme et s’adapte d’emblée à son environnement: la survie, elle connaît.

Les gens lui ont fait confiance parce qu’ils la percevaient comme à la recherche de l’humanité que révèlent les lieux, les yeux, les mains, les récits, parfois les larmes et les éclats de rire. Militante de la lutte contre toutes les inégalités, avec ses photos, ses livres, ses reportages et ses conférences, LaToya Ruby Frazier exerce le droit d’interpellation avec constance. Pour elle, le Borinage et Braddock racontent la meme histoire. C’est ce que nous confie son exposition. Ses témoins, à tour de rôle, viendront parler de l’envers des photos. L’artiste reflète la lumière des êtres.
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Infos pratiques : Au Mac’s (Musées des arts contemporains, Grand-Hornu).“Et des terrils un arbre s’élèvera”, du 19 février au 21 mai. Photos réalisées par LaToya Ruby Frazier, en résidence dans le Borinage.

Entre les mains, la mémoire du charbon et du travail. Photo © LaToya Ruby Frazier/Mac's

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LaToya Ruby Frazier (au centre), à la Cité Cosmopolite, avec Joanna (du Mac's) et Henri Cammarata, qui vécut sa jeunesse dans le quartier. Photo © Marcel Leroy

A Hensies, Giovanni et ses copains des Acacias, se souvenaient du paysage d'avant les travaux qui ont modifié le décor du canal. Photo © Marcel Leroy

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