La peste ne change rien

Les calepins

Par | Penseur libre |
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Vendredi 8 mai 2020

(« 8 mai 1945. Jour où le général de Gaulle parvint à faire croire que la France avait gagné la guerre de 1940 ». Jean-François Kahn. « M la maudite, la lettre qui permet de tout dire », éd. Tallandier).

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 Le soldat inconnu est naturellement confiné. Les soldats connus le sont aussi mais pas pour les mêmes raisons.

Samedi 9 mai

 Alberto Manguel (Buenos-Aires, 1948), qui, en bon disciple de Borges, aime voyager dans les mondes que lui procurent ses lectures, vient de publier un nouveau livre, témoin de ses pérégrinations (« Monstres fabuleux et autres amis littéraires », éd. Actes-Sud). Confiné à New York, il a répondu par écrit et en français aux questions de Philippe Lançon pour Libération. Ce sont des paroles de liseur invétéré ancré dans des aventures qui doivent l’enrichir de plusieurs vies au point qu’il avoue tout oublier de l’existence réelle (son numéro de compte en banque mais aussi le nom de ses amis et même celui de ses neveux…) tandis qu’il retient tout des histoires qui le passionnent. Ainsi, Charles Bovary, l’ennuyeux mari d’Emma, l’intéresse ; quand il arpente l’Espagne, il est avec Gide ou Don Quichotte. Il avoue : « Edmond Dantès me manque » … La pandémie ? Il a de quoi la surmonter avec Bocace qui lui décrit la peste, ou Camus qui en fait de même jusqu’à l’appréhender en moments de défis… « La littérature prend toujours le pas sur les faits annoncés dans le journalisme. » Revoici Gide, encore…

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 Dans le langage courant, l’usage à tout bout de champ de l’adverbe « extrêmement » agace. Quelle lourdeur ! Il était surtout employé par les politiciens souhaitant appuyer leur affirmation. Désormais, tout quidam le préfère à « très » ou à « fort », souvent plus approprié, mais peut-être moins convaincant. « Extrêmement » subit une dérive semblable à « génial ». Si toute décision opportune, tout acte agréable, bénéfique, inventif sont géniaux, qu’est-ce qu’il l’est encore ? Et si mon ami est génial, que sont Léonard de Vinci ou Einstein ? Si tout est extrême, qu’est-ce qu’il l’est réellement ? On aurait aimé en parler avec Flaubert ou avec Clemenceau, redoutables adversaires des adverbes.

Dimanche 10 mai

(1981. Château-Chinon. Hôtel du Vieux Morvan. 18 h 02)

 Les statistiques sont formelles : à peine un demi pourcent des décès dus au Covid-19 concerne les personnes de moins de 45 ans. Ce sont celles qui ont voulu bâtir le matin du grand soir qui disparaissent, emportant leurs idéaux dans la fosse commune des passeurs de rêves.

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 On ne sait pas. On dit tout et n’importe quoi. Mais en fait, on ne sait pas.  Il y en a même qui disent que cela pourrait ne plus changer, que le virus demeurera présent parmi nous et que, malgré ses efforts, l’Homme ne parviendra pas de sitôt à découvrir un médicament, moins encore un vaccin. Des rencontres familiales ont été autorisées en assemblées restreintes et sans négliger la distanciation sociale. Et du coup surgit une évidence pesante : une vie sans bisou aux petits, sans accolades entre grands, est-ce vraiment toujours une vie ? Si le dérisoire est absolu, le sens de la vie ne vaut plus rien.  

Lundi 11 mai

 Une langue – il est bon de le répéter – évolue dans la rue, aux comptoirs de bistrots, dans les jardins d’enfant, dans tous les rassemblements festifs ou revendicatifs… Mais pas dans les institutions qui les réglementent ou qui les régimentent. On ne change pas une manière de s’exprimer par décret.

 L’évolution de la langue traduit le reflet d’une époque.

 Le préfixe dé- l’illustre bien. Si, par exemple, dévoué existait déjà en 1650, dévaluer n’est apparu qu’en 1928. Depuis la fin du siècle dernier, bien des néologismes commençant par dé- ont vu le jour ; certains avec un sens tout à fait opportun, comme désamour, d’autres beaucoup moins compréhensibles et acceptables, comme déremboursement. Depuis un mois s’est imposé sans coup férir déconfinement, un substantif qui n’était employé par personne et dont tout le monde use ces temps-ci, en particulier aujourd’hui puisque de nombreux pays en ont entamé le processus, en doses calculées autant que surveillées.

 Cette nouvelle organisation de la société offrira aux penseurs l’occasion d’investir d’autres champs. Cela devenait aussi nécessaire car hors les foutaises et les balivernes, on commençait à ne découvrir que des redondances dans les chroniques et les cartes blanches. La bonne manière d’intéresser le lecteur grâce à la réflexion consiste souvent à recouvrer les paroles des anciens. On a rappelé le constat d’Hérodote soulignant qu’en temps de paix, ce sont les jeunes qui enterrent les vieux, tandis qu’en temps de guerre, ce sont les vieux qui enterrent les jeunes. Contrairement à ce que prétend Emmanuel Macron, nous ne serions donc pas en temps de guerre…

 Dans Le Figaro de ce jour, pas un seul éditorial n’évite au moins une citation, un extrait susceptible d’illustrer l’étrange période que nous vivons.

 Jean-Louis Bourlanges, énarque, ancien député européen centriste, auteur notamment de « La Tragédie du centre » (éd. Plon, 2009) cite Montesquieu : « Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur les libertés comme l’on cache les statues des dieux. »  Ce libéral accepte le renforcement des pouvoirs de l’État mais « pour un moment » !... Jean-Michel Delacomptée, spécialiste des portraits littéraires, auteur de plusieurs essais dont un « Notre langue française » (éd. Fayard, 2018) très remarqué et plus récemment d’un « La Bruyère, portrait de nous-mêmes » (éd. Laffont, 2019) – lequel La Bruyère mourut un 11-mai … - cite Pascal : « Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. » Paul Sugy, journaliste au Figaro, réfléchit à la notion de télétravail en empruntant une vue de Simone Weil trouvée dans son texte « L’Enracinement » (écrit à Londres début 1943 la demande du général de Gaulle) : « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. » Et Pugy de conclure, craignant un distanciement des liens sociaux que procure notamment la vie de bureau dans l’épanouissement personnel : « Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est à craindre qu’un déracinement des salariés soit lourd aussi de conséquences anthropologiques ». Bref, voici de nouveau la chronique chèvre et chou du jour, qui nous ramène à la tragédie du centre de Bourlanges.

Mardi 12 mai

 Hier, on a vu un sanglier se promener sur la Croisette. Les temps changent. Voici celui du Covid-19. Aujourd’hui, le fameux tapis rouge restera enroulé. Il aurait dû, comme chaque année, accueillir les pas des stars et des cinéphiles, ainsi, comme disait Godard, que les professionnels de la profession. Comme en 1939, en 1948, en 1950, le Festival de Cannes a été annulé. Son directeur général, Thierry Frémaux, ne veut cependant pas taire la production cinématographique annuelle, et encore moins la sélection officielle de son Festival. Il donne rendez-vous en juin pour une édition particulière, sans tapis rouge. En 1968, le Festival avait eu lieu mais il fut interrompu. En 2020, le Festival n’aura pas lieu mais il sera raccommodé. Tant mieux.

                                                                        *

 Il fallait qu’en 1997, un passionné d’histoire s’installât au fauteuil de Georges Duby à l’Académie. C’était la moindre des attentions pour respecter la mémoire de ce spécialiste du Moyen Âge. Ce fut Jean-Marie Rouart. Ce romancier n’est pas historien mais il est passionné par les personnages qui la font. Il vient de le démontrer en signant trois essais magistraux que les éditions Laffont réunirent en un volume de leur collection Bouquins sous le titre « Les Aventuriers du pouvoir » (« Napoléon ou La Destinée », « Bernis, le cardinal des plaisirs », et « Morny, un voluptueux au pouvoir »). Et puis, comme l’artiste qui accomplit un, deux, trois rappels, il offre quelques « Portraits acides » réservés à des contemporains dont la plupart sont encore vivants. Sont ainsi croqués sans ménagement mais dans un style savoureux qui rendent ses flèches onctueuses tous les présidents de la Ve République à commencer par « le fou » qui l’a créée, suivis de quelques belles personnes (Juppé, Raffarin…) dont le comportement rendait propice l’exercice de style. Certains avaient commencé leur propos par « Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France » ; Rouart commence aussi par un aveu : « Je ne peux me défendre d’une attraction coupable pour les grands hommes… » C’est tellement vrai qu’il a inclus dans sa galerie de fauves « Deux pétroleuses en pétard : Ségolène Royal, un visage de madone et un caractère de dogue, et Taubira, la grande prêtresse du sectarisme ». Pour la route.

Mercredi 13 mai

(13 mai 1940 : « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur ». W. Churchill devant le Chambre des Communes) 

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 Didier Raoult (Dakar, 1952) est cet infectiologue et microbiologiste français installé à Marseille qui a déjà eu l’occasion de se manifester à plusieurs reprises au cours de la crise sanitaire en proposant des solutions basées sur des diagnostics que la plupart de ses confrères n’apprécient pas. Hier soir, il a souligné dans son bulletin d’information hebdomadaire sur sa chaîne You Tube, il avait écrit que « l’épidémie était en train de disparaître ». Comme il fallait s’y attendre, toute la presse lui tombe dessus aujourd’hui. Le professeur persiste et signe. Il n’a rien d’un Tournesol ni d’un farfelu. Ses états de service font de lui une sérieuse référence. Il mesure parfaitement la portée de ses paroles. Alors ? Certains confrères viennent à son secours. C’est une expression de chercheur, pas de communicant. L’épidémie est peut-être en train de disparaître mais le virus, quant à lui, est toujours là. « Il y aura toujours un ou deux cas sporadiques » précise Raoult. Dès lors, c’est la lenteur du déconfinement qui pourrait être remise en cause. Le Tout-ça-pour-ça et ses corollaires. Le professeur Raoult ne serait ni un héros, ni un fumiste. Les chiffres des prochains jours affineront sa véritable identité, partant du principe que ses compétences ne sont nullement contestées.

                                                                        *

 Le Premier ministre Édouard Philippe a fait face aux problèmes créés par la crise sanitaire de manière très concrète, très pédagogique, claire, franche et sans détours. Aujourd’hui, sa cote de popularité décolle par rapport à celle du président Macron. Sous la Ve République, où le Premier ministre doit être le bouclier du président, dans une France où subsiste toujours de la méfiance envers les gouvernants, cette donnée n’apparaît pas heureuse ; on dirait même pas saine. Et le temps des mesures délicates, consécutives à cette crise sanitaire qui coûtera cher, n’a pas encore commencé.

Jeudi 14 mai

 Entre 1347 et 1352, le nombre de victimes de la peste se situe entre 25 et 45 millions. On considère généralement qu’un tiers de la population européenne a péri. Or, à l’exception du « Decameron » de Boccace, on ne dispose quasiment d’aucun autre témoignage. Par-ci par-là, un signe apparaît aux chercheurs, comme le carnet de notes d’un curé de village, ou la dislocation d’un groupement. De temps en temps, on découvre des actions de l’Église : soit des manifestations expiatoires, dont le résultat est l’inverse du but recherché ; soit l’éloignement des démons coupables, en l’occurrence les juifs, qui seront victimes de massacres, ou qui subiront des pogroms comme à Erfurt, Hambourg, etc.     

 Mais ce qui frappe surtout les historiens, c’est que fondamentalement, la peste ne change rien. Lorsqu’elle disparaît, la vie reprend son cours très exactement comme avant.

                                                                        *

 « Tous les gens querelleurs jusqu’aux simples mâtins

 Au dire de chacun étaient des petits sains ».

(Jean de La Fontaine. "Les Animaux malades de la peste", 1678)

                                                                        *

 Michèle Obama est, dans les médias, de plus en plus impliquée dans le soutien à la campagne de Joe Biden. Et si c’était elle, la future vice-présidente ? 

Vendredi 15 mai

(des séries, de la télé-réalité, un ou deux navets américains appelés «science-fiction », une autre stupidité nommée « comédie ».  En cette période de confinement, la machine à débiliter aurait bien pu nous proposer une soirée avec Audiard pour son 100e anniversaire…)

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 Située dans l’Union européenne entre les réputés vertueux du Nord et les soi-disant dépensiers du Sud, la France jouait un rôle de charnière qui convenait bien à Macron. La crise sanitaire pourrait bien la propulser plutôt vers les pays méditerranéens ce qui amputerait le président de sa prétention à concilier ou harmoniser les deux parties. Á moins… A moins que la chute de l’économie allemande soit pire que prévu…

                                                                        *

 Un jour viendra (sans doute assez tôt…) où les éditeurs qui ont refusé de publier les mémoires de Woody Allen s’en mordront les doigts. Cet immense cinéaste est aussi un merveilleux narrateur et rien qu’à découvrir ses bonnes feuilles, on est déjà tenté de noter à l’agenda un passage chez le libraire à partir du 3 juin, date de la mise en vente de son autobiographie.

Les années lycée

« Ma mère était régulièrement convoquée, pour voir par exemple son fils bredouiller des explications au proviseur qui exigeait de savoir ce qu’il avait voulu dire par : ‘ Elle avait la silhouette d’un sablier et je rêvais plus que tout de jouer dans le sable.’ On était assez collet monté à l’époque et la police des mœurs surveillait tout. »

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« L’être humain n’est pas l’œuvre d’un sculpteur intelligent mais plutôt d’un manchot incompétent. »

(« Soit dit en passant », éd. Stock). Savoureux, drôle, et parfois clarifiant.   

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