JEAN HATZFELD

Des Chemins d’écriture

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Photo © Pierre-Yves Beaudouin / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0

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JEAN HATZFELD

Là où tout se tait

En ce moment en France, des débats houleux ont commencé suite au rapport Duclert* rédigé par des historiens sur la politique de la France au Rwanda (qui fut une colonie belge et prit son indépendance en 1961) entre 1990 et 1994. Je n’entrerai évidemment pas ici dans ces débats sur la responsabilité de la Belgique puis de la France dans le génocide (et bien d’autres pays impliqués de diverses manières), mais je saisis l’occasion de l’ouverture de ces archives et de la publication concomitante d’un livre du journaliste et écrivain Jean Hatzfeld pour revenir sur l’impensable de ce massacre perpétré en 100 jours par l’ethnie Hutu, et qui coûta la vie à près d’un million de Tutsi. Après ce génocide, plusieurs procès ont eu lieu, notamment en Belgique et au Rwanda (tribunaux communautaires nommés Gaçaca). Des tueurs ont été emprisonnés à vie, d’autres pour quelques années, d’autres enfin vivent maintenant en cohabitation avec les Tutsi ainsi que l’a demandé le gouvernement, souhaitant une réconciliation…impossible ?

Jean Hatzfeld**, qui fut journaliste sportif puis grand reporter pour le journal Libération, ne connaît pas la réponse, mais elle l’obsède, comme l’obsèdent la cruauté du génocide, la vie des survivants. Il écrit depuis 20 ans sur ce massacre sidérant.

Là où tout se tait (ce titre est un vers d’un texte qu’Apollinaire a écrit après la guerre de 14-18, intitulé La Jolie rousse : « Nous voulons explorer la bonté, contrée énorme où tout se tait ») est le sixième récit qu’il y consacre.

Comme dans les précédents, Jean Hatzfeld va et vit sur place, dans la ville de Nyamata. Le Rwanda le fascine à plusieurs titres, il y a les paysages dont il ne se lasse pas, et puis ce peuple, il rencontre tous les acteurs, les génocidaires comme les survivants, vit avec eux des mois durant, il les écoute, enregistre leurs paroles qu’il retranscrit après traduction, en conservant au plus près leur langue imagée, inventive.

« […] Quant au Rwanda, il y a une forme de beauté dans le lieu du génocide. Il y a tout d’abord la beauté extraordinaire de ces collines, de ces marais immenses : un paysage ocre et vert. Les marais déploient toute une palette de verts, et les bananeraies et les pistes une palette d’ocres. A chaque fois que j’y retourne, je peux rester des heures à contempler les marais : à la fois fasciné par l’horreur, parce que ces marais abritent les fantômes de 50 000 morts et que cela me bouleverse. Et en même temps, fasciné par le chant des oiseaux, les animaux, parfois un hippopotame qui passe, et par les flots très lents de ce fleuve. Et puis la beauté des gens, l’élégance des hommes et des femmes de ce pays. Et enfin la beauté de cette langue, dont la poésie métaphorique est extraordinaire.[…] ». (L’auteur, sur France culture en 2019).

Ce sixième récit fait donc suite à Dans le nu de la vie (2000 - Prix France Culture), où il rencontre les rescapés, puis les bourreaux dans Une saison de machettes (Prix Femina essai 2003), en 2007 ce sera La Stratégie des antilopes (Prix Médicis) qui examine la cohabitation forcée par le gouvernement des Tutsi et des Hutu, dans Englebert des collines, il s’agit de sa rencontre et son compagnonnage avec un fameux vagabond érudit…..puis, 20 ans après la tragédie, il retourne au Rwanda pour écouter les enfants, les adolescents, fils et filles des tueurs et des rescapés qui ont grandi dans le souvenir des massacres, c’est Un papa de sang.

Là où tout se tait est à nouveau un récit-témoignage qui interroge cette fois le souvenir des Hutu qui ont résisté aux meurtriers, aux tueries - on les appelle les « Justes » (en écho aux Justes qui ont sauvé des Juifs pendant guerre des 40) - en protégeant les Tutsis, que ceux-ci soient leur époux ou épouse, les habitants de leur village, les enfants de l’école ; quelle mémoire en ont gardé les survivants et ce qu’ils ont transmis – ou pas - aux jeunes qui n’ont pas connu le massacre.

Jean Hatzfeld présente tout d’abord la personne qui va parler, quel est son métier, où elle habite, on la voit vivre, travailler, on fait connaissance. Puis il lui donne la parole et elle raconte avec ses mots dont l’écrivain, après traduction, a su garder la poésie originelle.

Ces voix nous deviennent familières, à travers elles nous percevons tour à tour la douleur des souvenirs, les regrets de n’avoir su dire à ces Justes la gratitude d’avoir été sauvé, celle d’avoir épargné enfants, parents mais aussi parfois un voile de suspicion car les actes de bravoure de ces Justes se sont souvent dissipés dans les souvenirs tandis que les pactes cruels qu’ils ont dû faire parfois pour les réaliser, eux, n’ont pas été oubliés.

Dans les mots de ces survivants sourd le désir de contenir des sentiments aussi violents que la haine, l’humiliation, la reconnaissance, le désir d’oubli et celui d’absolution.

Pour moi, le mystère reste entier : mystère de la rage meurtrière, mystère de la grande réconciliation qui s’en est suivie et semble perdurer dans ce pays devenu l’un des plus stables et sûrs du continent africain et qui s’ouvre maintenant au tourisme…

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Sur le même sujet, est paru en 2017 un essai du docteur en psychologie et psychanalyse et maître de conférences à la faculté de droit et de criminologie de l’Université de Louvain, Jacques Roisin, Dans la nuit la plus noire se cache l’humanité (éd. Les Impressions nouvelles-Bruxelles).

Tandis qu’en Afrique, littérature et culture ont contribué à la réflexion, l’aide aux survivants, ainsi que l’a écrit, en 2008, dans le journal Jeune Afrique, Tirthankar Chanda :

« À l’initiative du gouvernement rwandais, le Tchadien Nocky Djedanoum a conduit à Kigali, dès 1998, un groupe d’écrivains et d’artistes issus du continent pour dire la solidarité africaine avec les Rwandais, mais aussi pour participer au travail de mémoire des rescapés. La rencontre de Kigali entre survivants et intellectuels fut à l’origine de quelques-uns des plus beaux textes de fiction africaine sur le génocide, notamment, en 2000, L’Aîné des orphelins du Guinéen Tierno Monénembo (Seuil), Murambi, le livre des ossements du Sénégalais Boubacar Boris Diop (Stock), et L’Ombre d’Imana par l’Ivoirienne Véronique Tadjo (Actes Sud). En engageant le dialogue avec les rescapés, ces écrits ont contribué à libérer la parole rwandaise. ».

Enfin, à lire aussi le très beau roman d’un jeune Rwandais, Gilbert Gatoré, dont la famille avait pu quitter le Rwanda en 1994 : Le Passé devant soi (éd. Phébus,2008) ; et le témoignage bouleversant d’une rescapée, Yolande Mukagasana, qui a perdu toute sa famille en 1994, La mort ne veut pas de moi (éd. Fixot, 1997)

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*Ce rapport sous le contrôle de la Commission Duclert, a été effectué par des historiens suite à l’ouverture (sur les demandes répétées de l’association Survie) des archives présidentielles, il est publié chez l’éditeur Armand Colin, mais on peut aussi le lire en ligne à cette adresse : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186.pdf

**Jean Hatzfeld est considéré comme le principal mémorialiste du génocide du Rwanda. Les trois derniers ouvrages cités sont publiés chez Gallimard, les précédents sont aux éditions du Seuil.

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