"Être femme, c’est être voilée ou violée"

Humeurs d'un alterpubliciste

Par | Penseur libre |
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Photo prises à l'expo Mc Curry à la Bourse de Bruxelles

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Un ami algérien m'a envoyé cette copie de l'article de Kamel Daoud  dans le Quotidien d'Oran du 24 décembre. Je vous le livre tel quel parce que ce qu'il dit sur l'Algérie s'applique dans bien d'autres pays, hélas. Mais c'est aussi à méditer dans nos contrées où le droit de rire et se moquer devient précaire tant il y a de "bienveillants auto-proclamés" pour chasser tout dérapage, pour redresser les pensées et la morale à coup de pétitions en ligne voire de cabales. Nous avons aujourd'hui, chez nous, certes des musulmans mais aussi des croisés de la bien-pensance, des militants des minorités, des obsédés du vegan, du genre, de l'antiracisme, du me-too, qui se lancent en délations, tribunes et autres combats. Ils sont bienveillants, ils veillent sur notre bien. Ils ne proposent pas d'alternatives. Ils condamnent le mal. Entre I Les I Lignes, c'est ce que je lis ausi dans le texte de Kamel Daoud. Je vous souhaite une bonne lecture et une belle année, loin des dogmatiques et des gens qui prennent tant de peine à cliver la société et leur entourage. Ils semblent oublier ou refuser l'idée qu'être humain, ce n'est pas être blanc ou noir, mais bien être dans le gris, riche de toute sa complexité.

Question sérieuse : que faire de son temps en Algérie ?
Que peut-on faire en Algérie ?
On ne peut pas devenir Président, il n’y a qu’un poste, à vie.
On ne peut pas danser, car le son est coupé depuis des décennies, la musique est haram et danser c’est se prostituer selon les religieux.
On ne peut pas «boire» car personne ne boit en Algérie. Tous attendent d’aller au paradis pour se saouler.
On ne peut devenir riche, car cela signifier soit travailler, soit voler et se faire voler, soit se faire maquer ou se faire bloquer.
On ne peut pas rire, car cela attire le regard, le mauvais œil, la sécheresse ou la moquerie.
On ne peut pas dessiner, car c’est faire concurrence à Dieu ou au portrait officiel et à la religion du «cadre».
On ne peut pas nager, car il vaut mieux dans ce cas ramer et ne pas revenir.
On ne peut pas voyager en Algérie, car il n’y a pas de sécurité, de confort, d’intérêt, de beaux endroits, d’autorisations, de sérénité et de sentiment d’évasion. Voyager dans une prison c’est «bouger», pas voyager. C’est très cher et c’est comme tourner en rond.
On ne peut pas sortir le soir car la «nuit» est dangereuse. On a encore la culture du couvre-feu, la peur du gyrophare. La nuit, le pays suspend son emploi de pays. C’est un terrain vague, une marée basse, une mi-temps.
On ne peut pas aller à la piscine, car il n’y a pas de piscines. Ni voir un film, car il n’y pas de cinémas. On ne peut pas aller à des fêtes, car les fêtes sont tristes et on en sort déprimé.
On ne peut pas être touriste, car le pays est étroit et manque de libertés ; ni être jeune, car le seul moyen d’en sortir c’est d’être vieux très vite ; ni être une femme, car c’est horrible, injuste, mauvais. Ce n’est pas un sexe mais un puits avec une enterrée qui répète un prénom et un âge. Être femme c’est avoir un sexe sur le dos pas entre les jambes. C’est être voilée ou violée.
On ne peut pas être un couple si on n’a pas un livret de famille à présenter quand on commande un café.
On ne peut pas faire du pilotage, ni faire du ski, ni embrasser librement, ni s’asseoir face à la mer sans se faire contrôler, ou se faire chasser par une patrouille.
On ne peut pas se rassembler aussi. Ni voter réellement. Ni séduire sans insulter ou se laisser séduire sans se faire accuser.
En Algérie, on ne peut marcher sans destination, car c’est menacer l’ordre public. On ne peut pas entreprendre librement, ni créer sans dossier plus lourd que votre volonté, ni assumer, ni pique-niquer.
On ne peut pas aller au stade, à la forêt, ni être trop beau, ni porter une jupe sans escorte de casques bleus, ni vendre des oranges aux bords d’une route, ni rêver d’une route.
On ne peut rêver des histoires, car il n’y en a qu’une seule et elle n’est pas finie. Et on ne peut rêver avec des ailes et voler, car il faut passer par la mosquée, faire des ablutions et enlever ses chaussures et son cerveau.
En fait il y a deux métiers agréés en Algérie :

-se prendre pour Dieu et parler à sa place, tuer à sa place, donner la vie ou la mort à sa place, décider du menu et de l’orgasme à sa place ou se mettre en colère à sa place puis créer un parti et prendre sa place. Ou aller à La Mecque pour dire qu’on l’a rencontré sur place.

-ou se prendre pour les martyrs éternels de la guerre d’indépendance et parler à leur place, manger à leur place, prendre des terrains et des pensions à leur place, se donner des galons et des mandats à leur place, leur donner les noms des rues et prendre en leur nom les maisons, voter à leur place, tout faire à leur place, mais surtout ne jamais mourir à leur place. Là, non. Il s’agit de vivre à la place du Martyr et de frapper à la place du Colon. Il faut s’y faire militaire ou imam.

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Et si on n’est pas Allah autoproclamé, ni un Chahid, ni courtier pour l’un des deux ? Là, il faut ramer. Et très vite. Le pays est sans loisirs, sans joie. Il est vieux et ennuyeux. On y prie, on s’y ennuie. Arrêts et minarets. Salles d’attente et salles de prière. C’est cela la tragédie : le pays est sans loisirs. Il s’est libéré pour s’enfermer. Il est mort jeune pour vieillir sans fin. Tout le reste est prêches et blablas. On s’y ennuie à mourir et on n’y meurt même pas. Ou si, lentement. C’est le plus petit pays du monde, une île, un tuyau, un robinet, une serrure, un trou. C’est le pays le plus étroit, le plus long à traverser entre l’accouchement et le jugement.
Déprimant de lire ça ? Non. Moins que de le vivre dans les villages algériens, le pays profond après 17 heures. L’espoir ? Dans la natation pour certains. L’envers de la création.
Que faire de son temps libre en Algérie ? Le temps est libre, pas nous. Voilà.

Kamel Daoud

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