Défense de l'enseignement de la littérature

L’avenir de l’école

Par | Penseur libre |
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Bateau ivre à vendre. Photo © Laurent Berger

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«  …Soit qu'on suggère entre l'élève et le professeur une pure relation marchande dont l'élève (et ses parents. ) auraient à déterminer les modalités. »

Danielle Sallenave, Le Monde, L'éducation, septembre 1998.

L’enseignant pourra-t-il éviter l’autocensure ? Sa liberté d’expression est en effet menacée. Le gommage de l’énonciation des choses importantes cède la place à l'intrusion de la publicité dans les manuels scolaires aux États-Unis. Défendre l’existence de la littérature et de sa richesse n'est plus si évident. Nous pouvons entendre que pour l'enseignement professionnel, certains estiment de manière démagogique que lire des romans n'est pas indispensable! Que la poésie ne sert pas à grand chose aux futurs mécaniciens! La défense de contenus cognitifs singuliers, qui échappent à l'utilitarisme dominant, est même considérée par certains comme réactionnaire: « Pourquoi voulez-vous qu’ils lisent Albert Camus? »  Jules Lermina dans son ABC du libertaire évoque ce mépris qui s’exprime envers les humanistes lettrés: toutes les fois qu’un homme parle de bonheur universel, de bien-être général, de joie mondiale, de paix terrestre, un cri s’élève contre lui, fait de colère et de mépris. Ainsi, ce mépris s’exprime aussi envers l’enseignant qui défend encore la nécessité d’enseigner la littérature car elle présente des récits plus complexes, plus nuancés, que ceux rapportés par les médias. L’homme est une espèce fabulatrice. La présence de romans qui sont lus témoigne dans nos démocraties, d’hommes qui sont capables de présenter une autre vision plus riche, plus humaine, et surtout,  qui sont volontaires pour souhaiter une imagination bien plus vaste. Il est dommage de constater que les individus privés de lectures alternatives risquent d'être cantonnés aux slogans de la pensée médiatique, ils pourraient être soumis aux propagandes de toutes sortes qui divisent les hommes. Dominés par la langue de l’économie, privés de ces autres langues qui apparaissent dans la poésie, les hommes en seront réduits à ne parler qu’une seule langue uniquement acceptée, recommandée. 

Les enseignants exigeants sont accusés de ne pas s'adapter à leur époque. L’enseignant qui désire partager Voltaire avec ses élèves entend le reproche de vouloir imposer un auteur occidental aux jeunes d’origine populaire et immigrée. Albert Camus ne provenait -il pas d’un milieu modeste ? N’est-ce pas grâce à son intelligence remarquée qu’il a pu continuer ses études ? Lui, qui a créé en France une revue qui s’appelait Combat. François Villon était-il un bourgeois ? Rimbaud ne s’est-il pas émancipé de son ennui à la campagne en imitant tout d’abord les poèmes de Victor Hugo et ensuite en trouvant son propre style dans les Illuminations? Jean Genet est-il un auteur porte parole des classes sociales dominantes? Son Journal d’un voleur ne pourrait-il pas toucher des jeunes moins favorisés? Cette réduction de la culture littéraire considérée comme bourgeoise est encore un préjugé que l’on peut entendre aujourd’hui lorsque certains bien pensants prétendent que la transmission des grands auteurs n’est plus indispensable à l’école! Si Rimbaud n'avait pas eu connaissance d'une langue latine et littéraire aurait-il pu alors développer son talent? Devrait-on éviter de donner à lire Salman Rushdie sous prétexte qu'il serait devenu indésirable pour sa transgression? S'abstenir de transmettre les transgressions intelligentes d'un Baudelaire pourrait bien laisser les élèves dépourvus d'imagination dans l'espace étroit de la désobéissance stupide et stérile!

Plus rien ne doit se diriger vers la transcendance, vers l’élection de ce qui est beau, préférable, au nom de l’égalitarisme et de l’anti élitisme. Il est défendu d’être un passeur au nom d’un relativisme niveleur. Le devoir de transmission du maître à l’apprenti est occulté. Par ailleurs, la médiocrité générale vendue contredit tous les jours la volonté de partage du lettré. Le lettré n’achète rien. Le temps qu’il passe à lire n’est pas rentable. L’affaiblissement de la classe moyenne fait que cette dernière ne dégage plus d’idées démocratiques. Or, c’est justement cette classe sociale qui pourrait transmettre ses idéaux aux plus défavorisés. L’idée qu’un auteur exprime comme nulle part ailleurs une vérité n’est plus de rigueur. Cet auteur serait trop difficile pour les élèves des zones d’éducation prioritaire. Sa langue serait bien trop compliquée, inaccessible! Au nom de l’égalité, nous les privons ainsi de l’accès à un vocabulaire plus large. Alors, nous remplaçons, Paul Auster, Sartre,  par des histoires plus proches, plus directes, plus colorées et plus actuelles à la mode. Ce phénomène existe aussi dans les écoles huppées où les parents attrapés par la nécessité de la consommation ou par le virus de la mondanité ambiante ont délaissé les grands auteurs qui demeurent néanmoins dans leur living. « Mettez-vous au niveau de vos élèves, partez de leur vécu ! » Les nouvelles directives pédagogiques semblent suivre l’enchantement proposé par le marché. Cochez la bonne réponse et choisissez le bon produit.

Au sens traditionnel du terme, l’école n'est pas un lieu de vie naturel, spontané. A contrario, le marché vend un plaisir immédiat. Il supprime ainsi l'aspiration au désir du dépassement par la rencontre d’obstacles. Le divertissement met fin au désir de recevoir, d'écouter. À l'origine, la création n'est pas un divertissement. Elle représente une esthétique accompagnée d'une éthique. Elle réfléchit sur la présence de l'homme au monde. La création s'oppose à la fausse spontanéité mise en réclame. La création traverse les frontières, elle est donc transculturelle. Elle est ce qui nous traverse et ce qui nous délocalise. Le marché  coince les jeunes d'origine étrangère dans leur folklore, dans ce qui est appelé un peu trop facilement leur culture. Un Belge d'origine indienne peut être touché par les problèmes d'identité posés par un Pirandello, un Kafka, un Conrad. Le système marchand limite la culture au délassement. Or les dessins d’Otto Dix ne sont pas nécessairement amusants! Ces derniers ne relèvent pas de la culture gnangnan actuelle. La langue de Villon n'appartient pas à la communication utilitaire: « Monsieur, il parle un français bizarre. En plus, il est mort, il dit quand même n'importe quoi! » 

La création n'est pas simplement une forme qui est agréable à voir. Elle est l'expression de contenus humains. Seulement, elle s’absente à l'école au nom du profit immédiat. La création, qui échappe aux critères marchands, est donc évacuée des programmes scolaires. La carence de la création dans l'apprentissage écarte les jeunes de l’autonomie. ils sont dés lors limités à reproduire ce qui est attendu. L'école aurait pu aider à être soi. Une société basée essentiellement sur la production supprime l'initiation. Le mercantilisme gomme l'héritage que pourrait transmettre l’enseignant au jeune apprenti. Le marché supprime la pierre à tailler. La création est aujourd'hui avalée par l'industrie du divertissement. Cette industrie soumet l'individu au plaisir direct. L'enseignant paraît par conséquent un extraterrestre pour les jeunes habitués au spectacle permanent. Une émission, qui passe à TF1, s'appelle « Fear Factor ». Un jeu où six candidats affrontent dans trois épreuves leurs phobies. L'enseignant qui voudrait montrer la force subversive d'un Molière paraît bien ringard à côté du divertissement obligatoire. La lecture de romans permet aussi aux jeunes de mettre de nouveaux mots à leur révolte, elle leur permet aussi de comprendre que la pensée binaire empêche de saisir la complexité de notre monde. Les récits que donne la littérature ne sont pas des fabrications artificielles qui ont tendance à simplifier la réalité afin de mieux la vendre. Rassurez-vous cet article n'a pas été écrit par un robot!  

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