Après la fin des idéologies, la perversion des idées

Les calepins

Par | Penseur libre |
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Mercredi 9 novembre

 Depuis quelques années, dans le monde occidental, on perçoit une volonté de repli, une tentation protectionniste que plusieurs pays européens ont adoptées par la voie électorale. Les sans-grade, les laissés-pour-compte du capitalisme, toutes celles et tous ceux qui rejettent le système qui les fait basculer dans la pauvreté, qui méprisent les élites, repoussent l’establisment ; ou ceux de la classe moyenne craignant d’être mêlés aux rebuts de la société ;  ceux-là n’ont plus qu’un seul dispositif pour protester : le suffrage universel. Ce moteur de la démocratie leur  donne une arme : le bulletin de vote. Ils l’utilisent en désespoir de cause en élisant l’opposant, quel qu’il soit, sans même connaître parfois son discours, moins encore son programme. « On va essayer, on verra bien… » Cette réflexion est souvent l’argument de nombreux électeurs de Marine Le Pen, grande admiratrice de Donald Trump. Ils ajoutent parfois « on n’a plus rien à perdre » et l’on a envie de leur répondre : « si, bien sûr, si… La démocratie… ! » Mais ils sont sourds à cette réplique. Les États-Unis viennent de connaître ce rejet des délaissés du système. Donald Trump sera leur président à partir du 20 janvier prochain. Il pourra s’appuyer sur une Chambre et un Sénat dominés par les républicains. Le système capitaliste est en pleine déroute et le libéralisme qui le relaie en échec. Le monde a peur. Mais depuis l’effondrement du communisme, plus aucune alternative n’émerge de ce séisme.

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 Au Théâtre Jean Vilar de Louvain-la-Neuve, l’excellent metteur en scène Jean-Claude Idée présente en création mondiale Saint-Exupéry à New York, une pièce de son cru qui relate les jours et les heures de la création du Petit Prince. Le poète-aviateur est odieux, constamment agité. Il trompe sa femme, Consuelo, qui en fait de même, notamment avec Denis de Rougemont, montré à la limite du benêt. On est souvent étonné de découvrir la personnalité d’un auteur après avoir goûté son œuvre majeure. Jean-Claude Idée aime bien dégager le paradoxe. L’exemple, ici, est confondant. Il n’est pas le seul et dans ce registre, l’homme de théâtre aura l’embarras du choix. 

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 « Il a révélé aux Français qu’une ânerie verbeuse devient profonde si on la fait décoller du sol pour l’élever à sept mille pieds de haut. »

(Antoine de Saint-Exupéry vu par Jean-François Revel, extrait de L’Abécédaire de son œuvre, voir recension du 4 novembre ci-dessus)

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Droite / Gauche : « L’arbre des idéologies est toujours vert. Surtout, rien n’est plus idéologique, comme on l’a souvent démontré, que l’affirmation de la crise des idéologies. Et puis, ‘gauche’ et ‘droite’ ne désignent pas que des idéologies. Les réduire à une pure expression de pensée idéologique serait une simplification indue : ces termes désignent des programmes opposés à l’égard de nombreux problèmes dont la solution appartient à l’action politique, des divergences non seulement d’idées mais aussi d’intérêts et d’appréciation sur la direction à donner à la société, qui existent dans chaque société et dont on ne voit pas comment elles pourraient disparaître. » (Norberto Bobbio)

Jeudi 10 novembre

 Dans de nombreuses villes américaines, des manifestations anti-Trump sont organisées, comme des manifestations anti-Brexit avaient été organisées dans de nombreuses villes britanniques. Un regimbement bien inutile. Le rat des champs l’a emporté sur le rat des villes. Les pauvres ont choisi un milliardaire pour diriger leur pays. Il faut acter le fait et se souvenir que l’action politique s’inscrit davantage dans la pédagogie que dans le spectacle de la communication.

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 Les Danois sont les premiers producteurs de bougies au monde. Il paraît que le hygge [(prononcer hugueu)], la recette danoise du bonheur, incite à la détente quotidienne en allumant des bougies…

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 Droite / Gauche : « Récemment, on a soutenu que, puisque le concept de gauche ne permet plus aucune identification (au point que se dire de gauche aujourd’hui est une des expressions les moins vérifiables du vocabulaire politique), il serait opportun de remplacer le vieux couple par progressistes-conservateurs. D’une façon plus radicale, certains ont rejeté l’idée même de vision dichotomique en estimant qu’il s’agissait de l’une de ces nombreuses inepties politiciennes dont il fallait désormais se libérer pour rechercher de nouveaux agrégats définis par rapport à des problèmes et non plus par rapport à des positions. » (Norberto Bobbio)

Vendredi 11 novembre

 On n’a pas fini, loin s’en faut, de tirer des conclusions et des enseignements à propos de la victoire de Donald Trump. Il apparaît en tout cas clairement qu’une nouvelle misère de la politique est désormais éclose. Après la fin des idéologies, la perversion des idées. Lors de son discours d’élu, après la divulgation des résultats décisifs, il ne s’est pas montré gouailleur mais au contraire grave, conscient des responsabilités qu’il devrait désormais assumer. Des dispositions controversées de son programme, comme l’interdiction d’accès des Etats-Unis aux musulmans, ont déjà été enlevées de son site.  Ainsi qu’en Autriche, en Hollande ou en Hongrie, comme les partisans du Brexit en Grande-Bretagne, les populistes n’hésitent pas à hausser le ton en campagne pour retrouver, une fois le scrutin clos, un peu plus de sérieux, parfois de sagesse. Il ne faut pas y voir, d’après eux, une forme de mépris de l’électeur mais bien une simple manière de chauffer les enthousiasmes. On est vraiment dans l’application du principe : « Les promesses n’engagent que ceux qui les entendent. »

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 Droite / Gauche : « On a prétendu que, dans un univers politique toujours plus complexe tel que celui des grandes sociétés et, en particulier, des grandes sociétés démocratiques, la séparation trop nette entre deux parties opposées devient inadéquate, et la vision dichotomique de la politique insuffisante […] L’objection est pertinente, mais pas décisive. La distinction entre une droite et une gauche n’exclut pas du tout, même dans le langage commun, la représentation d’une ligne continue sur laquelle, entre la gauche initiale et la droite finale (ou inversement), existent des positions intermédiaires occupant l’espace central entre les deux extrêmes, connu sous le nom de ‘centre’. » (Norberto Bobbio)

Samedi 12 novembre

 Autre enseignement, plus profond, de l’avènement de Trump : la perception du progrès n’est plus liée à la croissance économique. Même quand le PIB augmente, les classes moyennes se sentent éloignées du développement positif de la société. Une fracture dans la rupture. Il n’y a pas que les pauvres qui ont voté pour Trump, comme il n’y a pas que les pauvres qui votent Le Pen.

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 En cinq pages serrées garnies d’une vingtaine de colonnes comparatives, Le Figaro Magazine détaille les options des sept prétendants à la candidature de la droite et du centre. Á l’exception du plus petit d’entre eux (le très catholique Poisson qui propose d’abroger la loi Taubira sur le mariage pour tous), les programmes se valent. Exemple : au chapitre Réduction des dépenses publiques, Juppé, Kosciusko-Morizet et Sarkozy proposent 100 milliards d’économies, Fillon 110, Le Maire 85… Tout cela ressortit au même boulier-compteur. Ce sont bien des propositions néolibérales aussi radicales les unes que les autres. C’est donc davantage sur la manière de les présenter ainsi que sur la façon de gouverner que les protagonistes devront être départagés.

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 Droite / Gauche : « Entre le blanc et le noir peut apparaître le gris ; entre le jour et la nuit, il y a le crépuscule. Mais le gris n’enlève rien à la différence entre le blanc et le noir, ni le crépuscule à la différence entre la nuit et le jour. Que, par la suite, dans de nombreux systèmes démocratiques à pluralisme accentué, le tiers inclus tende à redevenir si exorbitant qu’il occupe la partie la plus étendue du système politique, reléguant la droite et la gauche sur les marges, cela n’enlève rien à l’antithèse originelle, puisque le centre, en se définissant ni de droite ni de gauche et en ne pouvant se définir autrement, la présuppose et tire de son existence sa propre raison d’être. Selon les saisons et les latitudes, le crépuscule peut être plus ou moins long, mais sa durée ne change rien au fait que sa définition dépend du jour et de la nuit. » (Norberto Bobbio)

Dimanche 13 novembre

 Le parlementaire brésilien qui a ferraillé pour déclencher la destitution de Dilma Rousseff est en prison. Déjà…

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 Le journal Libération résume bien l’évolution de Donald Trump : « Trump a déjà enclenché la marche arrière ». En effet, de jour en jour, parfois d’heure en heure grâce à la rapidité de transmission par informatique, les engagements loufoques et irréalisables qu’il prenait à la tribune de ses meetings s’estompent. Ouf ! On respire un peu… Certes, mais cela pose question sur le manière de bâtir des discours de campagne uniquement pour séduire l’électeur, quitte à les renier une fois élu et même sans tarder, presque dans la foulée de la liesse que la victoire a provoquée. On pensait que chaque énormité que Trump prononçait contribuait à lui faire perdre des voix : c’est le contraire que ses balivernes vulgaires provoquaient. Comme il ne peut être question de réformer le suffrage universel, il importe de penser une forme plus exigeante de la communication politique. Pour que sa pratique demeure un art et que la démocratie conserve de la crédibilité.

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 Marcel Gauchet écrit que la Restauration est en France la période pendant laquelle les dénominations de droite et de gauche, nées sous la Révolution, se consolident et acquièrent leur forme définitive. Il ajoute : ‘L’établissement du couple, si l’on ose dire, passe par un ménage à trois. Il y a droite et gauche parce qu’il y a un centre.’ (Marcel Gauchet, Les lieux de mémoire, la droite et la gauche). Mais s’il y a un centre ajoute-t-il, chacune des parties latérales est elle-même en proie à des tendances radicales qui font en sorte qu’il y ait au  moins deux droites, une droite-droite et une droite extrême, et, de la même façon, deux gauches. » (Norberto Bobbio)

Lundi 14 novembre

 Á l’élection présidentielle moldave, il y avait un candidat prorusse et une candidate proeuropéenne. C’est le premier qui l’emporta, et largement.  - Bah ! La République de Moldavie… - Eh bien… C’est un pays de 33.000 kilomètres carrés, comme la Belgique ; c’est près de 4 millions d’habitants, plus ou moins comme la Wallonie, et c’est un pays qui se rapprocha de l’Union européenne en se détachant de l’URSS en août 1991. Elle vient donc de choisir la sphère d’influence de monsieur Poutine plutôt que celle de monsieur…. De monsieur… Juncker !...  Non, de monsieur… Tusk !… De madame Merkel !… Bof !… - Ah bon ! … Soit… Mais la Bulgarie aussi s’est donné un président russophile, à tel point que le Premier ministre, europhile, admirateur d’Angela Merkel, a démissionné. On file ici tout droit vers des élections législatives… Et la Bulgarie,… Euh !... C’est l’Europe !

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 Elle s’appelle Amandine. Elle est Belge, charmante et très intelligente. Après de brillantes études de droit, elle devint stagiaire dans un cabinet d’avocats new-yorkais et donna toute satisfaction. Elle se destinait à poursuivre sa tâche dans cette ville fascinante mais elle n’était pas sûre d’obtenir un visa. L’administration Obama ne semblait pas favoriser aisément ce destin. Amandine n’est pas à compter parmi les « 3 millions de criminels clandestins » que Donald Trump veut expulser. Loin s’en faut. On pense quand même à elle…

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 Droite / Gauche : « Tandis qu’au Parlement anglais, qui respecte la grande dyade, on s’assied à droite ou à gauche, dans une salle comme celle de Montecitoria, siège de la Chambre des députés à Rome, on se place de la droite vers la gauche, ou inversement. (Norberto Bobbio)

Mardi 15 novembre

  Lorsqu’un Premier ministre entonne La Marseillaise en tant qu’hymne de son pays au lieu de La Brabançonne sur le parvis de la cathédrale où il se rend pour célébrer la Fête nationale, il ne faut pas s’attendre à ce que son peuple soit sensible au patriotisme que ladite fête incarne. Qui plus est, lorsqu’il est question de Fête du Roi et que le jour n’est férié que pour certaines administrations publiques, chaque citoyen s’égare. Il est donc bon de rappeler ce que signifie, en Belgique, ce 15 novembre. Monarchie constitutionnelle, la Belgique n’en était pas moins gouvernée au XIXe siècle de manière théocratique par une Église catholique toute puissante. Celle-ci, s’accommodant parfaitement d’une royauté à sa botte, avait lancé l’idée de créer la Fête du Roi. Et comme il s’appelait Léopold, on choisit tout naturellement le jour de la Saint-Léopold comme moment de gloire souveraine à commémorer. Tout fonctionna très bien autour de cette trouvaille durant le siècle puisque ce fut un autre Léopold qui succéda au premier. Le troisième à occuper le trône s’appelant Albert et la Saint-Albert tombant un 26 novembre, on déplaça la Fête du Roi de 11 jours. Mais comme souvent, le destin ne favorisa pas la famille de Saxe-Cobourg Gotha. Le 26 novembre 1912, la mère du roi s’éteignit. Plus question pour lui de faire la fête ce jour-là. On en revint au 15 décembre, date d’autant plus aisée à concevoir que le dauphin s’appelait Léopold. Ce troisième du prénom avait déclaré à son peuple envahi par l’Allemagne de Hitler : « Mon sort sera le vôtre ». Ce n’est pas tout à fait ce qu’il advint. Il fallut un régent. Il s’appelait Charles, mais vu son rôle d’intérimaire, il ne souhaita point déplacer la Fête à la Saint-Charles (4 novembre) et eut l’intelligence de parler plutôt de Fête de la Dynastie que de Fête du Roi. Baudouin 1er ne modifia en rien la coutume et Albert II eut la modestie (ou la sagesse) de ne pas revenir au 26 novembre. Le roi des Belges s’appelle aujourd’hui Philippe, un prénom qui fut très souvent sanctifié. La Saint-Philippe tombe le 3 mai. C’est une date printanière pleine de parfums et d’éclosions qui aurait l’avantage de congédier le brumeux novembre. Et puis, au plan des célébrations, le 3 mai, c’est la Journée internationale de la liberté d’expression et c’est aussi la Journée du Soleil, des symboles forts pour un éloge du souverain. La France a eu son Roi Soleil, pourquoi la Belgique ne pourrait-elle pas avoir le sien ?

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 Droite / Gauche : « Rien ne confirme mieux la pérennité du modèle dichotomique que la présence, y compris dans un univers pluraliste, d’une gauche qui tend à considérer le centre comme une droite camouflée, ou d’une droite qui pense que ledit centre n’est que la couverture d’une gauche qui ne veut pas s’avouer telle. » (Norberto Bobbio)

 

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