L’auteure Gaëlle Josse alimente ma nuit et ma page blanches

L'as-tu lu,lulu?

Par | Penseur libre |
le
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Lecture 6 min.

Elle tissse son dernier recueil à la façon d’une dentellière. Sans trame ni enchaînements, elle nous rapporte une serie d’instants du quotidien d’inconnus qui nous semblent pourtant très familiers. En dentellière, elle crochète tout en finesse les multiples marginalités que prend l’humanité qui les anime tous plus ou moins. Juste avant que la nuit ne leur porte conseille, le cas échéant, elle capte et lève les voiles d’ombres et de lumières qui maquent leurs sentis et ressentis. Elle saisit la vie autant que ses lecteurs et apporte son écho à la question de couverture : « à quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ? » Son fidèle éditeur Noir sur Blanc, dans sa série Notab/lia, en a fait comme toujours un bel objet tant par le choix du papier, du format, de la couverture que de la mise en page.

Au seuil de la nuit, derrière des fenêtres qui se teintent de jaune et de bleu, des ombres d’hommes, de femmes, d’enfants captent l’attention et l’imagination de l’auteure. «Que racontent ces silhouettes silencieuses à la grande nuit bleue?» Son approche me rappelle celle de Marie Sizun. Elle ciselait jusqu’à la couleur, l’odeur, le son et le rythme de ses mots simples et justes, doux et puissants pour ouvrir une fenêtre à la Van Eyck et entendre ce que se racontent "les petits personnages" perdus dans 41 toiles d’artistes de Vallotton à Ensor en passant par Morisot ou Rops,…Ici l’ambiance est très différente. L’auteure brosse elle-même les tableaux où les lumières de la nuit illuminent les personnages en clair-obscur. Les mots n’en suscitent pas moins une même émotion esthétique.

Gaëlle Josse nous raconte avec infiniment de finesse les regrets, les désirs, les élans, les sursauts ou les abandons de ces gens seuls et silencieux quand aujourd’hui s’enfuit pour se préparer à croiser demain. « C’est l’heure de rendre les armes ou de résister un peu encore. »(…) « C’est l’heure des aveux, des impatiences, des regrets, des souvenirs, de l’attente. » Mais quand vient demain?

Dans la tradition juive, le jour ne commence pas à l’aube mais au couchant. Demain commence dès la tombée de la nuit. une façon claire d'évoquer que les choses ne sont pas naturellement claire et que ce que l’on voit et sait n’empêche pas l'existence de ce que l’on ne voit pas et ne sait pas. Et si ces gens attendaient cet instant pour renouer avec les doutes qui sommeillent en eux?

Entrez dans ce livre si le temps et l’envie s’y prêtent pour vibrer avec le pianiste de renom qui sent son talent l’abandonner et pense que le concert qu’il vient de jouer sera le dernier. Tournez les pages pour vous impatienter avec l’amoureuse qui croit celui qui a promis et qui ne viendra pas. Posez-vous pour vous morfondre avec un père qui pense à sa fille qui vit si loin de lui ou pour vous angoisser avec l’enfant qui réalise les soucis de ses parents. Certains de ses personnages saisis en 3 à 5 pages ont un nom, d’autres pas. Mais tous sont humains et nous touchent du bout de la plume hypersensible de l’auteure. Tous font face à la nuit dans une ville qui s’éteint petit à petit dans l’attente d’un lendemain qui ne dira rien.

Ma nuit blanche et le livre passent et je me retrouve derrière mon fils, entre chien et loup. Il regarde par la fenêtre du salon les deux pavillons qui marquent à la fois l’entrée du bois de la Cambre à Bruxelles et la sortie de la ville. La frontière des deux territoires qu’il aime tant, sa ville et son bois. Que se projette-t-il sur l’écran intérieur de son beau grand front soutenu par ses yeux marrons et profonds qu’encadrent une barbe et de longs cheveux noirs ? Quels mots, quelles langues, quelles images, quelles musiques défilent alors que vient de surgir sur cet écran cérébral une petite ombre qui porte le nom d’une sale tumeur qui se prétend maligne alors qu’on ne saisit pas encore toute son ampleur ? Pense-t-il aux mots de cette mélodie qu’il a posé un jour sur la toile :
« Comment peut-on vouloir
Que tout arrive en foire
Quand le monde se dresse
Quand le monde te blesse? »*

Ou s’approprie-t-il comme moi, les mots très personnels de l’auteure qui nous confie :« où qu’elle soit, quand l’écriture est là, elle est son foyer, son arbre, son monde au bord du monde. L’écriture se faufile entre les silences, elle cherche ce qui n’a pu être dit, ce qui fait peur, ce qui fait cri, ce qui fait joie. Elle cherche le passage secret un jour entrevu, le cours d’eau où aller à la dérive. »

Je ne sais pas mais pendant que j’écris, je sais qu’il est là, mon fils. Je sais aussi que je l’accompagnerai sur ce chemin, de près ou de loin sans craindre, c’est sûr, ni les chiens ni les loups et sans avoir peur, c’est mon vœu, ni de rien ni de l’anéantissement. Merci Gaëlle Josse d’envisager la littérature avec ces portraits instantanés qui donnent rendez-vous aux lecteurs avec eux-mêmes et, qui sait, avec un peu de Vivian Maier** en vous?

Patrick

* « Au revoir grande ire » dans « Légères liesses » par Sonienwald, à lire et écouter sur Bandcamp.com

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** référence au livre "Une femme en contre-jour" de Gaëlle Josse chez Notab/Lia

#GaelleJosse #NOTAB/LIA #MarieSizun

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