L’obsession de l’évaluation

L’avenir de l’école

Par | Penseur libre |
le

Cases. Photo © Laurent Berger

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Lecture 8 min.

L'obsession du résultat à atteindre, le besoin de tout trier, de tout évaluer, de tout quantifier, de tout identifier, nous éloignent de la transmission du sens de notre humanité commune. Tout mesurer, objectiver même ce qui ne peut l'être, calibrer au nom de la vitesse d'exécution, faire entrer la moindre opération dans les cases adéquates, regrouper les actions afin d'assurer le rendement nécessaire: une idée fixe de l’administration qui dirige notre enseignement.  Le manque de réflexion sur les contenus cognitifs est à déplorer. La richesse et la complexité de ces contenus diminuent au profit de la volonté de tout rendre clair, efficace, net. Le texte choisi est ainsi réduit à un document banal qui est récupéré pour répondre aux tâches exigées: celui-ci n'existe plus par lui-même et pour lui-même. Avec le risque de constater que les récits trop complexes soient éliminés parce que ne répondant pas directement au souci premier de productivité. Produire remplace l'émancipation par la création, par le projet, par la coopération. Ce besoin de tout réduire aux réponses voulues, de tout identifier facilement, efface la subtilité, la finesse, l'ombre et la lumière des êtres et des choses. A force de délaisser l'irrationnel, il resurgit de manière plus brutale. Un irrationnel appauvri se remarque dans le comportement de jeunes privés de la lecture irrationnelle de leur être. L'école est donc en train de fermer l'ouverture des possibles puisqu'elle est sommée de répondre au langage du management qui nous envahit.

Au niveau des valeurs, ces évaluations constantes mettent en avant la compétition au détriment de la solidarité,  la débrouillardise individuelle au détriment de la coopération, la pression rapide au détriment du cheminement. La seule et unique bonne réponse à apporter comme solution évidente, le mode d’emploi à suivre, les consignes à respecter, une cible à atteindre. Non plus la mise en valeur de la progression, mais la mise en évidence du faire au lieu de la valorisation de l'être. 

L'enseignant pourrait transmettre des méthodes créatrices afin d'éliminer la violence du corps social. Mais, il est contraint de corriger, de mettre tout en chiffres, de tout justifier, de satisfaire le besoin de points des élèves et des parents. Il est obligé de calculer pour fabriquer les grilles d’évaluation qui décortiquent les travaux, qui les analysent de tous les côtés. L'apprentissage devrait être séparé des soucis de rentabilité, de profit, de compétition, d'évaluation automatique. Cette séparation est indispensable à une réelle émancipation de tous. Une coupure est nécessaire afin d’entrer librement dans l’apprentissage. Apprendre, c’est pouvoir se montrer libre de certaines préoccupations immédiates afin de recevoir ce que l’enseignant pourrait imaginer, trouver, inventer, signifier. C’est pouvoir se déplacer et voyager au-delà des contraintes de toujours faire. Les activités proposées aux élèves sont de plus en plus standardisées. Les contenus ne servent plus que de prétexte pour vérifier l’acquisition de compétences utiles au marché de l’emploi. Ce qui a pour conséquence un manque de réflexion demandé aux élèves sur ces contenus récupérés de la sorte. 

L’évaluation, les tests, se sont propagés progressivement dans tous les secteurs d’activités. Dans l’enseignement également: les feuilles de route, les rapports, la pédagogie par objectifs sont des exemples de cette mécanisation de la pédagogie qui risque de perdre son humanité. Langage militaire ou langage de l’entreprise qui domine les rapports humains. Le tout évaluer entraîne le stress, la triche, la rivalité, l’absentéisme, la contre performance, l'agressivité, le faire tout pour des points.

L’individu est prié de se contrôler, de vérifier sans cesse comment il peut s’améliorer, s’il rentre bien dans les cases définies. A travers une série d’épreuves, le professeur et les élèves s’épuisent, perdent le sens de ce qu’ils font. L’enseignant finit par devenir un donneur de consignes, il parle aux élèves plutôt que de parler avec eux. 

Donc, il s’agit de revenir à un humanisme où le pédagogue est au service de l’humain. Des méthodologies irréprochables ne suffisent pas. Un retour à l'essentiel devrait être notre priorité. Non plus s'interroger sur le comment faire en s'adressant aux élèves par consignes et processus à appliquer mécaniquement, mais en pensant surtout à comment être avec les élèves, à comment leur parler autrement que par ordre et méthode. Comment valoriser leur être au-delà du conformisme des gestes que la reproduction exige. La volonté de cet humanisme est bien l’émancipation et non l'élimination, la confiance en soi et non la triche. 

La volonté du classement repose sur une croyance erronée selon laquelle un établissement scolaire se mesure essentiellement aux résultats des élèves qui le fréquentent. Les élèves sont aussi des êtres humains que l’on peut observer pour leur ouverture d’esprit, leur solidarité, leur capacité à l’engagement, l’aide qu’ils apportent à leurs condisciples, leur participation en classe, à la créativité qu’ils insuffluent, et aux projets qu’ils définissent.

La perte de sens et l’absence d’éthique engendrent un sentiment d’impuissance et une tension constante que ressent le professeur: un peu comme si de l’eau déferlait et nous emportait.  Le poids des réformes ininterrompues et la lourdeur administrative forment une entrave à l'initiative individuelle et collective des professeurs. De plus, les experts conseillers, qui ne vont plus jamais en classe, reprochent leur manque de savoir-faire. En principe, les connaissances ne se transmettent pas comme une information. Le savoir est l'objet de la pensée, il développe la réflexion. La société actuelle demande à l'école de former des techniciens compétents, performants. Un élève débrouillard dans la ville, qui aura perdu le contact avec le tangible, avec le papier, avec les livres, un élève habile dans le virtuel.

Jadis, l'école au sens politique du terme aurait voulu développer la réflexion, l'éveil, l'émulation, la création, l'imagination, l'esprit critique. Il existe donc un écart entre la volonté du professeur qui elle ne change pas (rendre véritablement autonome les élèves.) et la volonté économique qui change selon la mode. Si l'individu ne se soumet pas aux nouveautés du jour, les enthousiastes le taxeront de rétrograde. Les impatients le privent ainsi du droit de regarder en arrière afin de découvrir le progrès et ainsi d'aspirer à un avenir plus prometteur. Il est contraint d'aller de l'avant, de suivre les vagues successives dans ce qui se révèle en réalité une stagnation, un marasme, un immobilisme, où l'objectif à atteindre tue le désir de changement, où la soumission au légalisme tue la responsabilisation de chacun. L'enseignement ne vise plus à l'autonomie par l'apprentissage du développement. Il est récupéré pour calibrer des activités soumises au calcul, au pourcentage. Points qui donne cette envie de toujours négocier en perdant de vue l'importance de ce qui est enseigné.

« Du refus que manifestent ces professeurs lucides et courageux, on ne tient pas compte : on tente plutôt de faire passer leur résistance pour une obstination désuète, une «  crispation » : pour tout dire un comportement «  réactionnaire. » Danièle Sallenave, Le Monde.

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Pour reprendre les mots de Danièle Sallenave: l’école devrait constituer un lieu, une scène d’instruction qui ne se focalise pas uniquement sur l’élève mais sur l’idée d’une société qui désire réellement instruire et que chacun puisse s’instruire. Si le professeur est envahi de corrections, lui qui rencontre des classes d’une trentaine d’élèves, n’aura plus le temps de s’instruire, de s’interroger sur le contenu de ses cours, ni d’aller au théâtre, au cinéma, de recevoir d'autres enrichissements culturels. 

Se battre pour conserver l’école ou se battre pour conserver la société du moment tel est l’enjeu actuel! Assurer la dimension libératrice de l’école ou accepter passivement l’intronisation à l’école des hiérarchies sociales organisées sciemment? Toutes les mesures et plans anti violences, toutes les présences policières et militaires, ne peuvent que contribuer à reproduire la violence.  Il faut signaler l’absence d’une pédagogie qui articule loi et savoir, science et éthique, raison et liberté, dans une école qui respecterait les principes élémentaires du droit. Il en est de même en ce qui concerne l’obsession de l’évaluation qui se base avant tout sur l’efficacité et non sur l’éthique.

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