L’inconnu contourna l’immeuble en voiture et puis, à pied. Au premier coup d’œil, le quartier n’avait pas vraiment changé. Dans les détails, peut-être, dans les parfums. A la fenêtre du living, une affiche annonçait que l’appartement était bien à louer comme l’annonçait le journal « Le Soir » à la rubrique « Petites Annonces »
L’affiche annonçait que pour tous renseignements, il suffisait de sonner au premier étage. Le propriétaire habitait juste au-dessus. C’était une mauvaise nouvelle qui fit grimacer l’inconnu. Le propriétaire était un petit homme rond et affable.
- Bien sûr qu’il est possible de visiter ! Aujourd’hui ? Maintenant ?
- Oui, maintenant.
- Veuillez me suivre, cher Monsieur.
L’inconnu suivit le propriétaire dans l’appartement du rez - de- chaussée. Il savait que tout se jouerait dans les secondes à venir. Une seule erreur et tout serait fichu. Quand ils pénétrèrent dans l’appartement, l’inconnu se sentit mal parce que tout avait changé. Non seulement les meubles avaient disparu mais même les murs n’étaient plus à leur place. Il fit un effort terrible pour ne pas défaillir et, pendant quelques secondes, il prit appui contre le chambranle de la porte. Rien n’était resté comme dans son souvenir. Un mur récemment construit barrait à présent l’entrée de l’ancienne cuisine. Une nouvelle cuisine flambant neuve à l’américaine avait été montée devant le mur. L’inconnu fit semblant de s’intéresser aux longues explications du propriétaire sur le loyer, la garantie, les charges et sur le matériel tout récent de la cuisine. C’est alors qu’il commit sa première erreur.- Vous avez construit un mur là.
Le propriétaire le foudroya du regard : "Comment le savez-vous ?"
L’inconnu s’en sortit en parlant de l’état quasiment neuf du mur aux briques apparentes en comparaison avec la vétusté des autres. Apparemment le propriétaire n’y vit que du feu. Il sortit le contrat de bail que l’inconnu prit le temps de lire pour donner le change.
- Vous signez ici, ici, là et là, cher Monsieur.
- Très bien.
Les deux hommes décidèrent de se revoir dans un mois. Le temps de réfléchir.
- Vous recevrez les clefs dès le paiement du premier loyer.
- C’est tout naturel.
Satisfaits, le bailleur et le futur locataire se séparèrent sur le seuil de l’immeuble.
L’inconnu reprit sa voiture et rentra chez lui, se reposer.
Il était 23h30 quand il gara sa voiture devant l’immeuble. L’appartement du premier étage était encore éclairé. Il patienta en écoutant la radio. Il patienta longtemps. Soudain, les lumières du premier étage s’éteignirent. Il descendit de la voiture sans claquer la portière, sortit de son coffre un sac en cuir et se dirigea lentement vers l’immeuble. Tout à l’heure, il avait remarqué que la serrure de la porte d’entrée de l’immeuble n’avait pas été changée. Il sortit les clefs de sa poche, ses clefs, et pénétra dans l’immeuble. Il n’alluma pas la lumière dans le hall d’entrée ni dans le couloir. Pas nécessaire et trop dangereux.
La serrure de la porte de l’appartement avait été changée. Il l’avait remarqué tout à l’heure mais il avait emporté avec lui du matériel pour crocheter la serrure. Il fallait travailler vite et en silence. Si le propriétaire le surprenait là, devant cette porte, c’était la catastrophe. Il parvint à ouvrir la porte en quelques minutes, presque sans bruit. Ces serrures modernes sont simples à crocheter. Il pénétra dans l’appartement silencieux. Et s’avança jusqu’au mur qui barrait l’accès à l’ancienne cuisine. A présent commençait son travail le plus délicat. Il sortit des outils de son sac en cuir et s’attaqua au mur. Après une bonne heure de travail, il était parvenu à libérer le périmètre d’une brique à hauteur des yeux d’un homme en grattant le ciment. A l’étage, aucun bruit. Il donna un coup sur la brique à l’aide de son marteau dont la tête était protégée par un morceau de caoutchouc pour étouffer le choc. Il avait tout prévu. Il travaillait silencieusement. Toujours aucun mouvement à l’étage. Au troisième coup de marteau la brique frissonna. Au quatrième, elle était descellée. Il aurait pu la pousser dans l’ancienne cuisine mais il craignait que la chute de la brique sur le carrelage ne réveille le propriétaire. Au lieu de pousser la brique dans le vide, il entreprit de la retirer. Cette opération lui prit du temps. A l’étage, rien. Après plusieurs heures de travail, il parvint enfin à faire pivoter la brique et la prendre en main. Quand il l’ôta du mur, un flot de lumière l’éblouit. On aurait dit un écran de cinéma. Elle était là, sa mère, assise dans la cuisine, comme toujours, en train de préparer à manger pour ses enfants. Nourrir ses gosses, les protéger, c’était son combat, son obsession. Il la voyait de dos. Ses longs cheveux noirs attachés comme dans son souvenir. Dans ses bras, un enfant de trois ans, pas plus, dont il aperçut le visage. C’était lui sans aucun doute. Il reconnut sa grosse tête et sa bavette bleue avec un lapin brodé. Elle donnait à
manger à l’enfant et ne se rendait compte de rien. Il aurait bien voulu crier mais la peur de réveiller le propriétaire était trop forte.
- Maman, dit-il d’une voix étouffée à travers l’espace laissé par la brique.
- Maman !
Elle n’entendait rien. Pour qu’elle se retourne vers lui, il songea un moment à faire tomber la brique sur le carrelage mais il ne voulait pas l’effrayer, surtout pas.
- Maman ! cria- t- il.
Elle ne réagit pas mais l’enfant se redressa un peu et l’observa avec attention. Sur son visage apparut un étrange sourire, un sourire plein de condescendance et de mépris. L’homme comprit alors que sa mère appartenait pour toujours à l’enfant à la bavette bleue et que, pour lui, il était trop tard. Il avait laissé passer sa chance il y a longtemps.
Au pied de la tour, les derniers survivants de la ville nous envient et nous haïssent. A travers mes jumelles, je vois la haine dans leur regard quand ils ont l’audace de lever les yeux vers nous. La tour a été construite quand l’air de la ville est devenu toxique et que les morts dans les rues se comptaient par milliers. Elle est censée abriter les retraités qui possèdent assez d’argent pour y loger, les familles de quelques politiciens et les CEO des principales entreprises du pays. Au- dessus de nos têtes, d’immenses turbines filtrent l’air pollué de la ville pour le rendre respirable et l’injecter dans les systèmes d’air conditionné de la tour. Sur le toit, poussent les légumes et les fruits que nous consommons. Tout ce qui est récolté ailleurs est toxique pour l’homme et est détruit.
- Bizarre que Louis ne soit pas encore là. D’habitude, à sept heures du matin, il vient longuement m’embrasser, une bonne habitude commencée au début de notre mariage, au vingtième étage de la tour, il y a six ans.
Entre Emile et moi, ce ne fut pas le coup de foudre. On s’est longtemps reniflé, jaugé, évalué. A quatre-vingts ans, on ne s’embarque plus sur un coup de cœur. On a connu trop de naufrages, trop d’hommes et de femmes à la mer.« Trop d’hommes et de femmes à l’amertume », dit Louis. En chaise roulante, je parcours les couloirs de l’étage à sa recherche. Je peux vivre sans le reste du monde mais pas sans lui. Dans sa chambre, Ernest est à son poste. Armé de ses jumelles, il compte les citadins qui meurent au pied de la tour pour avoir respiré trop de pollution. Quand il en compte quinze, sa journée est gagnée.
Comme d’habitude, Louise, nonante ans, se terre dans sa chambre. Elle est persuadée que ses trois maris décédés planent devant ses fenêtres. Elle prétend reconnaître leur visage fixé sur un corps de rapace. Les infirmiers qui s’occupent de nous ne rentrent jamais chez eux et ont perdu tout contact avec leur famille. Sortir de la tour, c’est risquer la mort. Dehors, l’air tue. Moi, je me sens bien ici. Les repas sont servis à l’heure, la nourriture est saine et nous sommes en sécurité. Louis regrette de ne plus voir ses enfants. A moi, personne ne manque et c’est bon.
Soudain, je reprends espoir car je pense savoir où se trouve mon mari. Il a probablement rejoint Norbert dans sa chambre pour parler du bon vieux temps. Norbert passe son temps à compter les humains vivants autour de la tour. Il est ornithologue de formation. Son métier consistait à comptabiliser les moineaux. En ville. Compter les espèces en voie de disparition, c’est son truc.
Norbert n’a pas vu Louis de la matinée.
- Demande aux infirmiers, me dit-il.
Je parcours le restant de l’étage à toute vitesse. Louis n’est nulle part.
Je pose des questions aux infirmiers que je rencontre
- Louis, je l’ai croisé ce matin, me dit l’un d’eux. Il comptait sortir de la tour pour embrasser ses enfants
- Sortir dehors ? je demande.
- oui, sortir dehors, Madame.
Je comprends enfin que le temps presse. Rouler vite jusqu’aux ascenseurs. Ils prennent toujours leur temps les ascenseurs. Enfin, le voilà !
Presser le zéro en vitesse. Espérer qu’il ne soit pas déjà sorti, que les portes automatiques du rez de chaussée soient tomber en panne. Cà arrive, des portes automatiques en panne, merde ! Espérer.
Sortir de l’ascenseur et rouler jusqu’aux portes vitrées. Il n’est pas là. Derrière les portes vitrées dort un SDF dans la position du fœtus. Il est vêtu d’un manteau que je connais. Le manteau de Louis, Louis qui voulait revoir ses enfants. Je déteste les enfants. Je les hais.
Elles ont repris leur place derrière leur caisse, les caissières. Le magasin ouvre dans cinq minutes. Elles ont vérifié leur fond de caisse, elles portent leur uniforme avec le logo de la chaîne, leur badge. Tout est en place sauf le cœur qui n’y est pas.
Ce matin, au cours d’une assemblée extraordinaire, le directeur du supermarché a annoncé au personnel que la chaîne cessait ses activités. Il n’y est pour rien, le directeur. La décision vient d’en haut. Astrid n’a pas compris tout de suite qu’elle perdait son emploi. Les mots du directeur étaient emballés comme des pralines. Un beau ruban et du papier doré. Ce n’est qu’en voyant pleurer Liliane, sa plus ancienne collègue, trente- six ans de caisse, qu’Astrid comprit qu’elle n’avait rien compris.
Trente ans qu’elle travaille dans ce supermarché, Astrid. Combien d’articles pointés en trente ans? Elle l’ignore mais sa caisse était toujours juste. C’est sa fierté. Pendant le discours du directeur, Astrid a tenté de croiser son regard mais pas moyen. On dirait que les yeux de cet homme ne veulent voir personne. Il y a trente ans, au moment de l’engager, il lui avait dit qu’elle portait un prénom de Reine. Elle l’avait trouvée très chic, cette remarque.
Au moment de regagner leur poste, les employés ne cachent plus leur colère.
- Ils font pourtant des bénéfices, je ne comprends pas dit Antoine
- Ce sont les actionnaires qui décident. Ils aimeraient gagner encore plus sans rien foutre, lui répond quelqu’un.
Seule derrière sa caisse, Astrid comprend enfin toute l’étendue du drame. Des larmes lui viennent aux yeux. Comment annoncer la nouvelle à Willy ? Et aux enfants ? Astrid est un peu sonnée. A sa gauche, le tapis roulant s’est mis en route. Le premier article scanné est sa maison. Piip ! Un prix s’affiche automatiquement sur l’écran de sa caisse. Ils ne pourront jamais rembourser l’emprunt. Jamais. Ensuite, défilent ses enfants. Piip ! Piip ! Piip ! Elle avait rêvé de les envoyer à l’université mais ce ne sera pas possible. Voilà son mari qui rêvait d’une nouvelle voiture. Piip ! Il va être déçu et puis les projets de vacances qu’il faudra annuler. Piip ! Un prix s’affiche sur la caisse chaque fois que quelqu’un ou quelque chose passe devant le scan. La maison, les études des enfants, la voiture, les vacances : tout est si cher. La vie d’Astrid défile sur le tapis roulant et se perd du côté des sacs en plastique, loin derrière elle. Parce qu’elle a perdu son travail, sa vie s’éloigne d’elle et tous ses projets s’évanouissent, tout s’en va. Paniquée, elle grimpe sur le tapis roulant pour tenter de récupérer quelque chose : ses enfants, son mari sa maison, un bout de sa vie, quelque chose. Un genou, puis l’autre. C’est haut. Enfin, elle atteint enfin le tapis roulant. Piip ! Machinalement, comme elle le fait depuis trente ans, elle regarde le prix affiché sur la caisse : 0,000000 euro. Moins chère que les articles en promotion, moins chère que les têtes de gondole, moins chère que les produits en vente rapide parce que la date de fraîcheur est dépassée. Dans ce magasin, elle ne vaut rien.
La fin d’une relation amoureuse l’avait laissé désespéré. Il avait été fou amoureux. A présent, il était fou. Il ne riait plus, ne parlait plus, n’écoutait plus et fixait pendant des heures le mur du salon. Le souvenir de cette femme l’avait transformé en légume. Inquiets, ses amis lui conseillèrent d’aller voir le docteur Wang qui, grâce à une méthode chinoise toute récente parvenait à amputer les cerveaux de tous les souvenirs. Les bons comme les mauvais. On lui prit même un rendez-vous : le jeudi de la semaine suivante à 9 heures du matin. L’assistante du docteur Wang le reçut très aimablement. Il expliqua son cas, elle l’écouta avec beaucoup d’attention.
Nous allons commencer la séance par un scanner du cerveau afin de localiser le souvenir douloureux que le docteur Wang vous enlèvera lors d’une petite opération, lui dit-elle.
Après le scanner, l’assistante lui annonça que la séance était terminée. Rendez-vous fut pris la semaine suivante pour l’opération au cerveau. La perspective d’être très débarrassé très rapidement du souvenir de cette femme l’apaisa un peu. Il retrouva le sommeil.
Le jour de l’opération, le docteur Wang le reçut personnellement. Le bloc opératoire était prêt. A moment où le médecin injectait un puissant sédatif à son patient, il lui expliqua sa méthode : « Dès que vous serez profondément endormi, j’ouvrirai votre boîte crânienne et j’enlèverai le souvenir localisé par le scanner. L’opération est sans douleur et prendra moins de dix minutes. »
Quand le patient reprit conscience, le chirurgien était en train de ranger son souvenir dans une petite boîte en verre, une sorte de boule à neige. La femme perdue était là, sous le dôme de la boule à neige. Furieuse, elle frappait des poings les parois de verre. Rien à faire, elle était prisonnière.
Le docteur Wang annonça au patient qu’il allait ajouter le souvenir de la femme perdue à sa propre collection de souvenirs
Désirez-vous jeter un œil à ma collection ? demanda le docteur Wang ,je l’ai considérablement agrandie la semaine dernière grâce à un patient de 95 ans qui désirait se débarrasser de tous ses souvenirs. Toute une vie.
- Avec plaisir, répondit le patient.
Les deux hommes quittèrent le bloc opératoire et pénétrèrent dans une petite salle située juste à côté. Dans cette pièce, sur des rayonnages étaient alignées des centaines de boule à neige, la collection de souvenirs du Docteur Wang. Dans les boules à neige, le patient aperçut des hommes seuls, des familles, des femmes et des enfants.
Il observa les souvenirs avec avidité. Depuis qu’on avait enlevé le sien, il avait l’impression d’avoir tout perdu. Son souvenir, même douloureux l’identifiait mieux qu’un passeport. C’était son souvenir, il était à lui. A présent, il ne se souvenait même plus de son nom. Son cerveau ressemblait à un hôpital en pleine nuit. Il arpentait des couloirs déserts mal éclairé tous les cinq mètres par des néons jaunâtres et quand il ouvrait la porte d’une chambre au hasard, elle était vide, le lit n’était pas fait. Aucun patient n’avait jamais séjourné là.
Si un souvenir vous intéresse, je peux l’implanter dans votre cerveau, lui proposa le docteur Wang. Il s’agit d’une opération sans danger qui ne dure que quelques minutes. A vous de choisir le souvenir qui vous plait
Le patient observa les boules à neige une par une. Un souvenir l’intrigua plus que les autres. Au centre d’une boule se tenait un homme d’une cinquantaine d’années.
C’est le souvenir d’un père lui dit le docteur Wang, un très beau souvenir. Il vous intéresse ?
Le patient qui n’avait jamais connu son père répondit par l’affirmative : Oui, le souvenir d’un père l’intéressait.
Les deux hommes regagnèrent le bloc opératoire. Le patient reprit place sur la table d’opération où le médecin lui injecta le même sédatif. Quand il reprit conscience, il ressentit tout de suite que son cerveau était moins vide. Fini les couloirs déserts de l’l’hôpital éclairés par des néons jaunes, fini le silence des chambres vides. Un excellent chirurgien, ce docteur Wang !
Quand il sortit du cabinet du médecin, l’assistante lui présenta la facture. C’était très cher.
C’est vrai reconnut l’assistante mais vous avez subi deux interventions. L’amputation d’un souvenir et l’implantation d’un autre. Nous acceptons les cartes de crédit.
Le patient paya la somme demandée et sortit. Dans la rue, il tenta de se remémorer le souvenir qu’il venait de s’offrir. Il retrouva sans peine un homme d’une trentaine d’années faisant le pitre devant son enfant qui riait aux éclats. Dans la rue, le patient rit aussi. Des passants se retournèrent sur son passage. Les souvenirs s’enchainèrent, les années passaient. Il se souvint de la fête d’anniversaire de sa sœur, des cadeaux qu’elle déballe fébrilement. Les baisers, les sourires et les mercis sans fin. Ensuite l’enfant grandit. Il joue au football dans un parc avec son père, à présent. Des passes et des shoots. En gardien de but, le patient ne se débrouille pas trop mal. C’est drôle. Un parfum de printemps flottait dans l’air. Le printemps ne dure jamais longtemps. Très vite, trop vite, les jours s’assombrissent et les mauvaises nouvelles s’accumullent. Dans le souvenir, le patient visite l’homme à l’hôpital avec sa sœur et sa mère. Il est chauve et si maigre. Son teint jaune, ses cernes bleues et son sourire forcé un peu triste lui font mal au cœur. Ensuite, il se souvint des larmes d’une femme. Et du silence d’une maison, terrible et long silence qui dura jusqu’aux funérailles qui arrivèrent si vite que le patient se demanda si le docteur Wang ne s’était pas trompé en ne lui implantant qu’un demi-souvenir. Le patient s’arrêta net dans la rue. Des passants se retournè Pendant quelques secondes, il se demanda s’il n’allait pas rebrousser chemin pour porter plainte, tenter de se faire rembourser et pourquoi pas, changer de souvenir. Il hésita un peu et puis, non, finalement non. Ce souvenir est devenu le sien. Le pire est de ne pas en avoir.
- Vous êtes encore tombée, m’a dit le médecin. C’est la troisième fois ce mois-ci. Son ton de donneur de leçon ne m'a pas plu du tout.
Vous avez de la chance, Madame Dumont vous n’avez rien de cassé. Je lui ai répondu que la vie se résumait à tomber et à se relever, tomber encore et toujours se relever. Il me manquait de la laine. J’étais tout simplement sortie en acheter. Où est le crime ?
- Dans la vraie vie, on tombe et on se relève tout seul, a répondu le médecin, sans rire. Madame Dumont, je crois qu’il est temps de vous trouver une chambre libre dans une maison de retraite
- Une maison de retraite ! Mais je ne suis pas vieille !
- A quatre-vingt neuf ans, on peut considérer qu’on est une personne âgée, a répondu le docteur. Il ignorait probablement que je possède aussi le dictionnaire Français/Français hypocrite. Dans ce dictionnaire, personne âgée se traduit par vieille, sénile, bonne à jeter.
- Quand je me sentirai vieille, vous serez le premier à le savoir, je lui ai dit, pleine de colère. Je suis sortie de son cabinet pour me rendre à mon club de tricot. A cause de cet imbécile et de ses réflexions idiotes sur la vraie vie en blouse blanche et en stéthoscope, j’étais en retard. Je suis arrivée en retard au club de tricot, plus tard que d’habitude et pourtant, bizarrement j’étais la première. Autour de la table sur laquelle étaient rangées les aiguilles et les pelotes de laine, les chaises étaient vides. C’est Mathilde qui est arrivée quelques secondes après moi. Elle avait de mauvaises nouvelles.
- Thérèse ne viendra pas. Elle est à l’hôpital, un problème au poumon
- Si toutes les cheminées du pays fumaient autant qu’elle, l’économie du pays serait florissante, j’ai répondu en attaquant mon couvre-lit en laine, un gros travail, 24 carrés tricotés, six couleurs, 3 qualités différentes de laine. Mon chef d’œuvre tricoté si j’avais la chance d’arriver au bout. Hélène est arrivée ensuite, plus blanche et plus vieille que jamais. Elle aussi avait de mauvaises nouvelles : Oscar est mort ce matin d’un arrêt cardiaque. Zut ! Pour une fois qu’un homme faisait partie du club de tricot, il fallait qu’il meure, l’imbécile !
Cet idiot de médecin n’avait peut-être pas tort, finalement : Nous sommes vieux et proches de la mort. Nous ne nous en sommes pas rendu compte mais la vie a tricoté une couverture pour nous recouvrir et nous étouffer. Bien sûr, nous nous défendons en la repoussant avec nos maigres bras et nos jambes pleines de varices. Nous nous défendons avec l’énergie du désespoir même si nous savons que ce combat est perdu depuis la naissance.
Allez ! Levez-vous ! Dans la vraie vie, on se relève seul, j’ai répété plusieurs fois. Le médecin n’a pas bougé. Au niveau de son œil, crevé par l’aiguille à tricoter, le sang a émis quelques bulles et puis, plus rien.
- Espèce de vieux, je lui ai jeté à la figure. Avant de quitter le cabinet, j’ai pris soin d’effacer les empreintes digitales sur l’aiguille à tricoter qui se tenait bien droite et bien raide dans l’œil du médecin. L’aiguille appartient à Oscar qui est mort. Les flics chercheront en vain l’assassin. Comme ils ne le trouveront pas, ils suspecteront le temps qui passe. Comme toujours.
L’infirmière a frappé à la porte de la chambre et est entrée sans attendre l’autorisation de Madame Mortier.
Celle-ci s’est demandée pourquoi on appelle cet établissement « Maison de repos » quand on vous réveille tous les jours à l’aube juste au moment où on vient de retrouver le sommeil.
Ils sont partis, Madame Mortier ! Ils sont partis !
- De qui vous parlez, Marthe ? a demandé la vieille, de mauvaise humeur.
Les Africains qui avaient envahi le parc de l’autre côté de l’avenue, ils sont partis.
Tous ?
Je crois bien, oui.
De leur plein gré ?
Cà, je ne le sais pas, à mon avis, la police les a sûrement aidés un peu. Ces gens-là ont tendance à s’incruster
Ils ont laissé des crasses derrière eux ?
C’est horrible, le parc ressemble à une déchetterie. Des papiers gras partout, des sacs en plastique, des bouteilles. Les hommes de la voirie en auront pour la journée à le nettoyer le parc.
Je suis heureuse que les cygnes et les canards retrouvent le calme et la quiétude a déclaré la vieille
- Moi aussi, Madame Mortier, moi aussi.
Vous aurez de la visite aujourd’hui ? demande l’infirmière avant de sortir.
Mes enfants et mes petits-enfants, probablement, comme tous les jours.
L’infirmière est partie avec l’intention d’empêcher un autre vieillard de dormir. La vieille se serait bien levée pour observer le parc, son parc déserté par les envahisseurs et les cygnes, ses cygnes, si majestueux quand on leur fout la paix mais se lever lui demandera un effort terrible et la fenêtre est loin, si loin. Et pour voir quoi ? Sa vue est devenue si mauvaise depuis la dernière opération de la cataracte. Tout est flou, à présent. Tu parles d’un chirurgien, un véritable artiste, celui-là ! Un dingue qui enlève la vue aux gens.
Finalement, elle décide qu’elle ne se lèvera pas, ni aujourd’hui, ni jamais. Quand il n’y a rien à voir et rien à faire, mieux vaut rester au lit. Elle attendra l’heure des visites. Attendre, elle a l’habitude. Elle a fait çà toute sa vie. Elle attendra son fils et ses enfants. Ils ne se disent rien d’important, ils n’ont jamais rien à raconter, ils sont taiseux comme des chats mais c’est bon de les savoir près d’elle.
L’avion pour Khartoum est en bout de piste, sur le point de décoller. Les parents sont menottés mais pas les enfants ce qui permettra au Secrétaire d’état de déclarer que les expulsions se font dans le respect et en toute humanité.
On n’ira plus embrasser la vieille dame, alors, demande la plus grande des filles.
Non.
C’est dommage, je l’aimais bien même si elle avait des joues qui piquent. Elle va être triste.
Quelques millièmes de secondes après l’avoir touché, mes doigts ont reconnu le papier funeste et une terrible nausée s’est emparée de mon corps. J’en tremblais. Mes doigts avaient involontairement retrouvé l’interrogation écrite de mathématiques que j’avais dissimulée à mes parents et au monde entier pendant toute mon adolescence et qui refaisait surface là comme un poisson mort hautement toxique. L’interrogation était datée du13 octobre 1983.Vingt ans s’étaient écoulés depuis ce jour tragique mais j’avais l’impression que ma honte datait d’hier. Le professeur avait barré de rouge mes mauvaises réponses aux équations posées. Un 2 sur vingt sanctionnait mes erreurs de même qu’un terrible « Insuffisant ! » tracé d’une main furieuse. En analysant les équations, j’ai découvert qu’en vieillissant, j’avais enfin compris le sens du cours de mathématiques de mon vieux professeur et vingt ans plus tard, ces équations me semblaient accessibles et aisées à résoudre. Il restait à laver l’affront Avec impatience, j’ai attendu le 13 octobre pour me rendre au cours comme je l’avais fait vingt ans plus tôt. J’avais tant de fois vécu cette journée que j’ai retrouvé naturellement ma classe dans le même état que le jour de l’interrogation même si, vingt ans plus tard elle m’a semblé misérable et minuscule. Le professeur que je redoutais tant ressemblait à un teckel et mes compagnons de classe affichaient un duvet grotesque au-dessus de la lèvre supérieure en guise de moustache. Je me suis assis à la même place qu’il y a vingt ans, à quelques mètres de mon avatar plus jeune, un jeune mal à l’aise et mal logé sous ses épaules voûtées dont le visage était recouvert de boutons d’acné qui brûlaient de mille feux. Le professeur nous a annoncé qu’il allait procéder à une interrogation écrite sur la matière vue la semaine précédente. Les équations étaient exactement identiques à celles que je connaissais. Je les ai résolues en quelques secondes. Quand le professeur a repris les interrogations, j’étais le seul élève à avoir terminé. Derrière son bureau, en tête de classe, il a jeté un rapide coup d’œil aux feuillets. Plusieurs fois, il a barré les réponses d’élèves de traits rouge rageurs en déclarant que le travail était insuffisant. Sous le coup, les élèves humiliés ont tenté de disparaître de la surface de la terre mais sans succès. Le professeur s’est étonné du bon résultat de mon avatar. On entendit ensuite la sirène qui annonçait la fin des cours. Adolescent, j’avais l’habitude de rentrer à la maison en traversant la forêt située derrière l’école. J’ai repris le même chemin suivi par mon avatar. Nous marchions en silence à travers la forêt, notre forêt d’enfance. Je grimpais la colline à toute vitesse avec l’espoir d’oublier ce terrible jour d’école et ma répugnante adolescence. Après cent mètres de marche, les hurlements des loups se sont fait entendre
- Au secours ! Des loups ! a vagi derrière moi celui que j’avais été. J’ai accéléré le pas. J’ai vaguement entendu cris, des gémissements, des appels au secours, des grognements féroces et puis, plus rien. J’étais libéré. J’ai grimpé les derniers mètres avec la vitesse et l’aisance d’un serpent qui vient de muer.
Son médecin personnel lui a conseillé de se faire opérer de la hanche droite. Il souffre trop. Son médecin est aussi le chirurgien qui l’opèrera dans l’hôpital où il travaille régulièrement. Le meilleur hôpital de la ville, d’après lui. A la réception de l’hôpital, la préposée trouve immédiatement son dossier sur l’écran de l’ordinateur. Une opération bénigne est bien prévue le lendemain. Dans son dossier, il est également noté qu’il est attendu à l’hôpital la veille pour subir quelques examens préopératoires. Tout va bien.
- A présent, l’ordinateur va vous donner votre numéro de chambre, lui annonce la préposée en tapotant sur son clavier. Derrière l’employée, sur un écran, des chiffres défilent. Les chiffres défilent très longtemps comme si l’ordinateur hésitait à choisir le numéro de sa chambre mais, finalement, il s’arrête sur le 318 - Vous aurez la chambre 318 au troisième étage, annonce la femme. Il ne peut s’empêcher de demander à l’employée si le 318 est un bon chiffre. - Tout à fait, répond-elle, c’est la chambre des opérations de la vésicule biliaire. - Mais je viens pour ma hanche. - Ce n’est pas moi qui choisis, répond la femme, c’est l’ordinateur. - Oui mais quand même, la hanche ce n’est pas la vésicule. La femme observe attentivement le patient : Serait-il du genre à prendre l’ordinateur pour un con ?
-Malheureusement, il ne me reste que deux chambres libres : la 318 ou la chambre des morts, lui assène-t-elle. - Non, pas la chambre des morts ! C’est bon ! C’est ok ! Je prendrai la 318. - C’est au troisième étage, lui dit l’employée qui est payée pour avoir le dernier mot. L’ascenseur est au bout du couloir, à droite. Au troisième étage, une infirmière lui ouvre la porte de sa chambre qui ne comporte qu’un seul lit, une grande table de jeu dotée d’une roulette de casino et d’un jeu de dés. L’infirmière fait tourner la roulette. C’est le 12 qui sort. - Le 12, très bien, dit-elle. Avec ce numéro, vous avez tout le temps de vous installer et de vous habiller en patient. Je reviendrai plus tard. L’homme défait sa valise et range ses affaires dans la petite penderie de la chambre. Ensuite, il enfile un pyjama et des pantoufles afin de ressembler à un patient. Il s’allonge sur le lit et il attend. Que faire d’autre dans une chambre d’hôpital ? Il attend longtemps. Vers midi, l’infirmière revient avec chariot sur lequel sont posés des assiettes fumantes. Avant de lui donner son repas, elle fait tourner la roulette et le 7 sort. - Le 7, dit l’infirmière, vous avez de la chance, c’est le poulet, dit-elle en posant devant le patient une assiette sur laquelle est posée entre autres, une cuisse de poulet. Ensuite, elle sort. Il avale son repas et attend plusieurs heures. En fin d’après-midi, retour de l’infirmière. Le 18 sort. Un bon chiffre d’après elle. - Tout va bien, dit-elle en notant les chiffres qui sont sortis depuis son arrivée à l’hôpital, vous n’avez pas de température et votre pouls est bon. Le patient s’inquiète : « L’opération est toujours prévue demain matin ? » - Ah non, répond l’infirmière, pas quand vous tirez le 18. L’opération est programmée un autre jour, quand vous aurez tiré le numéro de l’opération. L’infirmière ne cesse jamais de sourire. On dirait qu’un chirurgien lui a cousu un sourire sur la bouche. Elle lui souhaite une bonne nuit et s’en va. Derrière la fenêtre située à sa droite, le soir tombe et la ville s’éteint. Il regarde un peu les informations à la télévision mais, dans la vraie vie, depuis son admission à l’hôpital, rien n’a changé. La terre tourne sans lui. Le lendemain, au petit-déjeuner, c’est le 9 qui sort, ce qui signifie qu’il a droit à du thé mais pas au café. Dommage. Le temps passe à la vitesse d’un goutte-à-goutte. Son chirurgien ne vient pas le voir, c’est bizarre. Il s’inquiète. Jusqu’ici, il a tiré les bons numéros mais la chance peut tourner. Déjà une semaine qu’il vit à l’hôpital. Ce matin, le 13 est sorti. - Le 13, vous allez avoir de la visite, lui annonce l’infirmière derrière son sourire. A 10 heures précises, quelqu’un frappe à la porte de sa chambre. Il s’agit d’une jeune femme d’une trentaine d’années qu’il ne connait pas. - Je m’appelle Cathy, lui dit-elle. - Moi, c’est Henri. - Je sais. Cathy approche une chaise du lit et s’assied. Elle reste silencieuse, lui aussi. Il la trouve séduisante même si elle porte sur la bouche le même sourire que l’infirmière. Pour rompre le silence qui le met mal à l’aise, il lui pose des questions sur son travail, sa famille, ses amis. Elle lui répond qu’elle est venue à l’hôpital pour visiter son père, il y a un peu plus de trois ans mais qu’elle ne l’a pas trouvé. - Qu’avez-vous fait alors ? - On m’a proposé le gîte et le couvert dans l’aile Nord. En échange, je rends visite aux malades. - C’est intéressant comme job ? demande-t-il. - C’est passionnant ! Toute la journée, je rencontre plein de gens venus d’horizons différents qui me racontent leur vie et leurs projets. Il la trouve un peu niaise mais elle est si jolie qu’il ne la quitte pas des yeux. A 11heures, Cathy annonce : « Il faut que j’y aille. » Elle se lève et remet la chaise à sa place. Il en profite pour mater ses jambes. - Restez encore un peu. - J’aimerais bien mais c’est impossible. J’ai plusieurs autres patients à visiter. Au moment où elle gagne la porte, il lui demande si elle reviendra. - Je ne sais pas dit-elle. - Vous êtes la seule personne que je connais ici ! - Je sais. Trois nouvelles journées s’écoulent pendant lesquels il ne peut s’empêcher de penser à Cathy. Elle est belle et douce et surtout, elle est la seule qui s’intéresse à lui. Pendant ces trois jours, la bille de la roulette s’arrête respectivement sur le 7, le 9 et le 22. - C’est bon signe, lui dit l’infirmière en notant les chiffres. - Je pourrais peut-être faire tourner la roulette, dit-il. Au moins une fois. - Il n’en est pas question, répond l’infirmière dont le sourire a disparu. Pour qui vous prenez-vous ? Pendant trois jours, Cathy ne se montre pas. Chaque fois qu’on frappe à la porte de la chambre, il espère que c’est elle mais non. Une nuit, il quitte son lit, sa chambre et s’engouffre dans le couloir désert. Dans les autres chambres, pas un bruit. Au bout du couloir, le bureau des infirmières est vide. Il tente de localiser l’aile Nord et se met en route. Il traverse l’hôpital désert. Le seul bruit qu’il entend provient du léger glissement de ses pantoufles sur le sol. Un vrai vacarme. Il arrive enfin à l’aile Nord. Sur une porte est écrit « Visiteurs ». Il frappe une fois, deux fois, trois fois. Finalement, un homme lui ouvre. - C’est pourquoi ? Il jette un œil au-dessus de l’épaule de l’homme dans l’espoir d’apercevoir Cathy et de l’appeler mais le couloir est noir de monde et Cathy, invisible. - Je voudrais voir Cathy, elle vit ici, dans l’aile Nord. On a fait connaissance l’autre jour dans ma chambre. - Depuis quand les patients viennent-ils visiter les visiteurs ? C’est le monde à l’envers, lui répond l’inconnu en refermant brutalement la porte. Le patient hésite à frapper encore une fois à la porte des « Visiteurs ». Il aimerait tant que l’homme qui a ouvert dise à Cathy que le patient de la chambre 318 est venu la voir. Non, finalement, non, il sent bien que c’est inutile, se ravise et fait demi-tour. Il parvient à regagner sa chambre sans croiser d’infirmière. Ouf ! Quatre jours passent encore. Cathy ne se montre pas et plus personne ne parle de l’opérer. - Votre santé est globalement bonne, lui dit l’infirmière en notant les chiffres sortis à la roulette. Il est à l’hôpital depuis deux semaines mais aucun médecin n’est venu le voir. Un matin, c’est le zéro qui sort. - Le zéro ! Habillez-vous en vitesse, lui dit l’infirmière. Vous sortez ce matin. - Mais … ! - Dépêchez-vous ! La chambre doit être libérée à 11heures. L’infirmière l’aide à enfiler ses vêtements de ville et à faire sa valise. A 9h45, il sort de l’hôpital. Au moment où il met un pied sur le trottoir, arrive un bus, le 3. Il s’y engouffre. Il quitte le bus après 6 arrêts et descend dans le métro. Il voyage sur la ligne 9 pendant une bonne heure. Ensuite, il sort du métro et prend un bus : le 19. Le bus le dépose devant l’hôpital qu’il a quitté quelques heures plus tôt. Il pénètre dans le bâtiment sans passer par l’accueil. Il se dépêche mais les ascenseurs sont si lents. Sa grande crainte est qu’un autre patient occupe sa chambre. Dans le couloir du troisième étage, il ne croise pas l’infirmière qui l’a mis à la porte mais une bonne dizaine d’autres, des inconnues qui lui sourient. La chambre 318 est telle qu’il l’a laissée un peu plus tôt dans la matinée. Elle n’a pas encore été attribuée à un autre. Quelle chance ! Il remet son pyjama et range ses vêtements dans l’armoire. Ensuite, il se couche et il attend. Pourvu que Cathy frappe à la porte ! Pourvu qu’elle vienne ! A midi, il se rend compte qu’il tourne en rond et qu’il a faim. Il se lève et se plante devant la table de jeu avec l’intention de faire tourner la roulette. Que risque-t-il ? Pas grand-chose. Si un bon numéro sort, il reverra Cathy ou on lui apportera à manger. La vie est belle ! Emporté par ces perspectives, il fait tourner la roulette avec un peu trop d’énergie. Sous son impulsion, la bille sort du jeu et va se ficher sous la roue arrière gauche de son lit. Elle reste coincée et le patient, aussi. Il est immobilisé, pétrifié devant sa table de jeu. Aux dernières nouvelles, il s’y trouve encore.
Le premier lundi du mois est un bon jour pour accomplir sa tâche car Liliane ne prend jamais le train ce jour-là. Tous les premiers lundis du mois, elle prend congé pour visiter sa mère qui vit dans une maison de retraite. Un rituel. Liliane, il la connait mieux que personne.
Tout le dimanche, il a répété ses gestes. Rejoindre le quai du train qui part à 6h03 pour Paris, monter dans le wagon 5, ouvrir la porte du compartiment, se diriger vers les places 2 et 3,près de la fenêtre, vérifier qu'à la place numéro 2 se trouve bien l'homme qu'il cherche, sortir le couteau de sa poche et le lui planter dans le cou d'un geste sec, sans hésitation. Le couteau, il l’a gardé en main, dans la poche de son manteau pendant le trajet jusqu’à la gare depuis le moment où il a quitté son appartement et pendant le voyage en bus. Tout se déroule comme prévu. A part l'homme qu'il agresse, le compartiment est vide comme tous les jours. La résistance de la peau le surprend. Il doit s'y reprendre à deux fois avant de planter sa lame profondément dans le cou pour sectionner l'artère. La deuxième tentative est la bonne. Il a frappé de toutes ses forces. L'inconnu, assoupi ou surpris n'a pas bougé. Seul, le sang a giclé énergiquement sur la vitre mais personne n’a rien vu. A cette heure-là, sur le quai, les navetteurs marchent tête baissée. Son plan prévoit de quitter le wagon par l'autre sortie qui se trouve au bout du compartiment. Il agit exactement comme prévu sans un regard pour l'homme, sans se retourner. Au moment précis où il descend sur le quai, le train démarre en emportant le cadavre.
17 septembre 1996 04h57
La femme entre dans le compartiment et s’assied en face de lui, à la place numéro 3. Elle était déjà là hier et avant-hier mais c’est la première fois qu’ils se parlent.
- Je m’appelle Liliane, dit-elle en lui serrant la main.
- Moi, c’est Francis.
Comme tous les jours, ils sont seuls. Peut-être qu’un homme dort à l’autre bout du compartiment mais ils s’en fichent. Elle doit avoir une trentaine d’années, un peu plus peut-être, comme lui. Il la trouve jolie et très féminine. Il adore la façon dont elle écarte de son visage une mèche de cheveux blonds. Quand elle rit, elle ressemble à une petite fille.
Elle lui explique qu’elle prend le train très tôt parce qu’elle commence à travailler à 8h30. Elle occupe un poste de secrétaire à la Mairie de Paris. Il est fonctionnaire à Bercy, au Ministère des Finances. Ce soir, ils retrouveront les mêmes places dans ce compartiment pour le trajet du retour vers Le Havre mais ils auront moins d’intimité. Vers 19 heures, le train est plein d’inconnus. Ils échangeront probablement des regards mais des mots, non.
14 janvier 1996, 04h57
Aujourd’hui, c’est lui qui a fait le café mais elle a apporté les croissants. Ils sortent de leur sac les tasses, les assiettes, le sucre et le lait qu’ils possèdent en commun.
Ils prennent leur petit déjeuner en parlant de ce qu’ils ont fait la veille, de la mauvaise humeur du chef de bureau de Liliane et de la santé de son mari. Elle a deux enfants. Il n’a ni femme ni enfant mais il a Liliane. Francis pense qu’ils prennent leur petit déjeuner ensemble comme un vrai couple mais ne dit rien. Le moindre faux pas pourrait tout gâcher.
septembre 1997 04h57
Aujourd’hui, il lui apporte des fleurs, des roses rouges, une douzaine. Elle rougit en répétant deux fois que ce n’est pas son anniversaire.
- Je sais bien, Liliane, mais il s’agit de notre anniversaire. Aujourd’hui, cela fait tout juste un an que nous nous connaissons et que nous avons rendez-vous tous les jours.
- C’est vrai que je passe plus de temps avec vous qu’avez mon mari, dit- elle en riant. 4 heures à l’aller et quatre au retour ! Il ne répond rien car son émotion est trop grande. Jamais, il n’a connu une telle intimité avec une femme. Une seule fois, une seule, leur mains se sont touchées par hasard. La brûlure, il l'a ressentie toute la journée.
12 avril 2001 06h03.
Toute la presse en parle, du TGV qui relie Le Havre à Paris en un peu moins de deux heures. Sur le quai, c’est l’effervescence. Des curieux sont venus voir la machine. On la prend en photo. C’est si beau le progrès ! Tout le monde a le sourire sauf lui. A cause du TGV, il passera moins de temps avec Liliane.
Ce n’est pas grave, lui dit-elle. Nous pourrons dormir plus longtemps le matin mais nous passerons quand même presque quatre heures ensemble. Il se force à sourire mais il a l’impression que le TGV lui ampute une partie de sa vie.
Vendredi 1er mars 2017 06h02
Liliane n’est pas là. Dans le wagon 4, la place numéro 3 est vide pour la première fois depuis plus de vingt ans.
Liliane serait malade ? Elle n’est jamais malade et même malade, elle va travailler car elle a bien trop peur de perdre sa place. Que se passe-t-il ? Qu'est-il arrivé ?
Il boit son café seul, sans un mot. Il a un drôle de goût son café. Le train quitte le Havre sans Liliane.
A Paris, sur le quai, il la voit qui descend du wagon 5 avec un homme, un gros type. Les yes yeux de Liliane croisent ceux de Francis. Tout de suite, elle se dirige vers lui. Il voit bien qu’elle est mal à l’aise.
- Je suis désolée Francis, je n’ai pas eu l’occasion de vous prévenir mais un de mes collègues vient d’emménager au Havre. Il prendra tous les jours le même train que moi. Francis reste impassible mais au fond de lui, quelque chose vient de s’effondrer, la fragile construction d’une vie.
Bonne journée, dit-il sans le penser.
Bonne journée, Francis. A bientôt, peut-être.
A bientôt ? où ? Quand ? Comment ? Revoir Liliane ? Il n'y croit pas. Le monde est grand et les inconnus si nombreux.
La police n’a jamais élucidé le meurtre du TGV Le Havre- Paris. Qui a tué Henri Vuillon ? Pourquoi assassiner un homme sans histoire ? Un modeste employé de bureau à la Mairie de Paris ? Les caméras de surveillance de la gare se sont révélées inutiles. A cette heure-là, sur les quais, les voyageurs se ressemblent tous. Ils sont gris et marchent tête baissée. Parmi les enquêteurs, personne ne comprend, personne ne sait.
Seule Liliane, de temps en temps, les rares fois où son mari, le visage tout rouge, halète sur son corps nu se demande si …
Est-ce qu’il est mort parce que je ne pensais pas à lui ? Personne ne le sait, personne n’y songe, personne ne m’accusera jamais. Nous étions les meilleurs amis du monde, les plus proches et les plus intimes depuis plus de quarante ans. Toujours lui avec moi ou moi avec lui. C’est sa femme qui, au téléphone, m’a asséné la nouvelle et puis s’est tue comme si elle en avait trop dit. Elle reniflait, j’ai reniflé, c’était bien suffisant. Qu’ajouter d’autre ? Que j’étais anéanti, perdu, ivre de malheur et abattu comme un arbre qui, jamais plus, ne repoussera ? Inutile. Elle savait.
Ce samedi de novembre, au funérarium, des gens se réunissent en grappes sombres et parlent à voix basse. A l’intérieur du funérarium git un cercueil en bois blond. Est-il vraiment à l’intérieur de cette boîte ? J’ai du mal à le croire. Elle est probablement vide ou pleine d’un autre cadavre, un inconnu. Un homme grimpe sur une estrade pour s’adresser à la femme de mon ami et à ses enfants. Il prononce une suite magnifique de mots creux qui aurait bien fait rire mon ami en d’autres temps. Soudain, l’en vie me prend de lancer une vanne en pleine cérémonie, comme il aurait pu le faire. Quelque chose de drôle et d’explosif dont il avait le secret mais finalement, je n’ose pas car j’ai peur de choquer, de blesser et de mal faire. Et puis, je ne possède pas son sens de l’humour.
Après la cérémonie, je rentre chez moi. La ville fait comme s’il ne s’était rien passé, comme si elle ignorait que mon ami est mort. Dans la rue, je vois bien que les voisins font semblant de prononcer les mots de tous les jours : Bonjour, bonsoir et le temps qu’il fait. Je grimpe l’escalier jusqu’à mon appartement. Dans le salon, le cadavre de mon ami est là, couché de tout son long dans le canapé. Il est exactement à sa taille, le canapé. Comme s’il avait été fabriqué pour lui. Je me doutais bien que le cercueil était vide. Pendant plusieurs minutes, je reste dans le hall d’entrée, les clefs en main, sans oser m’approcher. J’ai peur. Des amis m’auraient fait une blague ? Impossible. La porte était fermée à clef et je suis seul à en posséder une. Une blague ? Il y a trente ans peut-être mais aujourd’hui, certainement pas. Nous sommes vieux et rangés des blagues vulgaires. Je n’ose pas m’approcher du cadavre car je trouille. Il est mon plus vieil ami mais la mort fait peur. Son visage est serein, ses yeux fermés, son teint jaunâtre. Les employés des Pompes funèbres l’ont habillé comme s’il était des leurs : chemise blanche, costume et cravates noires, chaussures cirées. Je pénètre plus avant dans l’appartement sans quitter le cadavre des yeux. Ma plus grande peur, c’est qu’il ouvre les yeux et prenne la parole. C’est absurde puisque j’aimerais tant que mon ami ne soit pas mort. Les heures passent mais le cadavre reste immobile dans le canapé. Il est tard, je suis fatigué. Je passe l’après-midi à tourner autour du cadavre, à vivre sans le quitter des yeux. Les heures passent mais je n’ose toujours pas m’approcher du mort. Quand vient le soir, rien n’a changé. Est-il possible de trouver le sommeil quand un cadavre git dans le canapé du salon ? Oui, si on verrouille la serrure à double tour et qu’on glisse un meuble très lourd devant la porte de sa chambre pour la bloquer. Dans mon lit, je suis à l’affut du moindre bruit mais il n’y en a aucun. Le squatter est silencieux. Au matin, il est encore là. Je comprends qu’il restera très longtemps dans mon canapé. Il ne va pas se lever et partir. Pour aller où ? Qui viendra le chercher ? Sa femme ? Certainement pas. Elle tente de poursuivre sa vie sans son mari, elle ne va pas s’embarrasser d’un cadavre. Les employés des Pompes Funèbres ? Non plus. Ils rédigent leur facture et ont déjà d’autres morts à fouetter. D’habitude, le dimanche matin, je m’assieds dans le canapé, devant la télé, pour siroter mon café en regardant les résumés des matches de football de la veille mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Je bois donc mon café debout, sans football et sans télé. Le cadavre ne semble pas se rendre compte qu’il dérange. Je passe mon dimanche à tourner autour du squatter comme s’il était devenu le centre de mon existence. Je n’allume pas la télévision et je ne mets pas à fond la musique que j’aime. Je mange en silence sur un bout de table. Paradoxalement, c’est moi qui suis mal à l’aise et pas lui. Lundi matin, rien n’a changé. Je pars au travail comme s’il s’agissait d’un lundi comme les autres. Au bureau, je ne parle évidemment à personne de mon squatter. Ma vie privée ne regarde que moi.
Le soir, quand je rentre harassé par ma journée de travail, il est toujours là, immobile et serein. Il commence à m’énerver sérieusement mon squatter. Je meurs de faim. Je mange en vitesse une horreur de plat surgelé, réchauffé au micro-onde. Après le repas, je m’ouvre une bière. Je suis sur le point de la boire debout dans le salon quand je me rappelle que je suis chez moi, que je paie le loyer et que j’ai le droit de boire ma bière assis dans le canapé que j’ai payé très cher. Je dépose le bout de mes fesses du côté de ses pieds et j’allume la télé. Petit à petit, mes fesses repoussent les pieds du cadavre et prennent leurs aises. Aucune réaction. J’en profite pour repousser ses pieds un peu plus encore. Ses jambes se replient comme un meuble IKEA. Quand débute la série que j’adore, je vais me chercher une autre bière que je sirote assis confortablement dans mon canapé. Je respire enfin car je comprends que la vie sera possible et peut-être même agréable malgré ce cadavre dans mon salon. Ce n’est qu’une question d’habitude